mardi 11 août 2009

Pete ou La Décadence Prodigieuse


Dans son costume sombre ouvert sur une chemise blanche proprette, son visage rond abrité sous un chapeau à larges bords , Pete Doherty a l'air d'un prêcheur mormon lorsqu'il s'avance sur la scène des Nuits Secrètes. La foule hurlante, trop heureuse qu'il ait failli à sa réputation de lâcheur en venant donner ce concert gratuit, semble bien prête à recevoir de sa bouche n'importe quel sermon. Pete, en tous cas, niveau alcool n'a pas fait vœu d'abstinence comme l'atteste sa façon de tituber jusqu'à sa guitare.
Instant d'angoisse : l'ex-Libertines est connu pour osciller, selon les prestations, entre le génial et le lamentable... D'accord, il a fait l'effort de se pointer, mais, à voir son jeu de jambes, on s'inquiète. Va-t-il s'effondrer ?
Mais non. Honni soit qui mal y pense. En dépit de ses yeux hagards et de son équilibre précaire, Pete se raccroche à sa guitare comme un désespéré à un branchage surplombant l'abîme. Et sort un accord magistral d'une traite. Pire, sur certains titres, il n'est pas loin de jouer comme un dieu. Et c'est là qu'on tique.
Parce que ce junkie qui ne ressemble positivement à rien en devient beau en deux coups de guitare. Oui t'es beau Pete, avec ta trogne bouffie et ton air de n'en avoir jamais rien à foutre. T'es beau, parce qu'à t'écouter l'évidence nous frappe : "Bon sang, ce type a un putain de talent !"Et l'on se prend soudain à imaginer ce que tu pourrais faire si t'arrêtais de te déchirer la tronche cinq minutes. Oui, t'es beau, t'as du charisme, Pete, et tu fais chier.
T'es beau parce que te regarder, c'est comme regarder un château cathare, tant tu donnes l'impression de devoir bientôt tomber en ruine. Il y a une mystique dans ta nonchalance prodigieuse, une grâce dans cette façon de paraître ne tenir debout que par la musique que tu joues.
C'est à peine si le rockeur se vautre dans l'intro de The Needle and The Damage Down, de Neil Young, avant de renâcler comme s'il était tout seul et de recommencer comme si de rien n'était, sans un couac cette fois.


Here comes the Delivery





L'ombre du micro projette sur les cordes de sa guitare la forme d'une note de musique, et c'est même pas fait exprès. Car tandis que sa splendeur nous fait frémir, Pete, lui semble à peine conscient que des gens l'acclament. C'est à peine s'il a l'air de se rendre compte que des danseuses en tutu Union Jack exécutent arabesques et entrechats derrière lui. Levant les yeux pour s'allumer une clope et se vider un petit ballon de rouge, il remarque enfin l'effervescence du public enamouré. Du coup, il lui parle un peu, hausse les épaules. Il s'en fout.
>C'est peut-être pour cela que l'avant dernière chanson de son set, Fuck Forever, lui va si bien... Les groupies ne s'y trompent pas d'ailleurs, qui lui hurlent : "Fuck me forever, Pete !"
Il nous laissera pourtant, ayant littéralement bu son vin jusqu'à la lie, après un envoûtant Salomé. Avec le sentiment d'avoir assisté à une performance unique, la chute de la maison Usher en direct live. Putain, Pete, tu fais chier.


lundi 3 août 2009

LA LYRE BRIS(EE)



Retraçant dans son dernier roman l'odyssée d'un couple de cinéastes des années 20, Michel Le Bris chante la beauté du monde.
Osa la bien-nommée, avec son mari Martin, avait tout osé. C'est du moins l'histoire narrée par Michel Le Bris, dans son nouveau roman, La Beauté du monde (Grasset), lancé sur les traces des époux Johnson, du New York des années folles jusqu'aux tréfonds de l'Afrique.
Tandis que Martin et Osa traquent les bêtes sauvages au cœur d'un Kenya presque mythique, Michel Le Bris, lui, cherche à recueillir l'essence de la beauté dans toutes ses manifestations sensibles. C'est alors le jazz qui fait frémir Osa au son des trompettes de Harlem, la douleur languissante des voix qui chantent le blues, annonçant l'avènement d'une ère nouvelle ; c'est la grâce des flappers dansant dans les rues, l'illusoire frivolité de la Génération perdue ; c'est la vertigineuse liberté d'une Afrique inexplorée, idyllique terre de promesse capable de tout donner comme de tout reprendre.
Donnant la parole aux premiers conquérants du continent noir (les chasseurs Denys Finch-Hatton, Bror Blixen, Lord Delamere...) , ou aux personnalités les plus en vue d'une époque étrange, Michel Le Bris en fait les témoins nostalgiques d'une révolution en train de se faire. Menée par Zelda Fitzgerald, la bonne société se baigne dans les fontaines publiques ; les orchestres jouent sur le toit des bus ; les passants dansent infatigablement dans les rues ; les femmes, assumant enfin leurs corps et leur pouvoir, sortent de l'ombre matriarcale. Au centre de ce tourbillon, Le Bris place Osa, tour à tour aventurière et casanière, toujours amoureuse, étourdie par ce mouvement perpétuel d'où jaillit l'espoir.
Pour décrire cette vision symphonique du monde, l'écrivain emploie une langue lyrique, saisissant les moindres nuances de lumière sur les terres rouges du continent noir, recueillant les soupirs des « amants de l'aventure » gagnés par l'émotion, retranscrivant le beat d'un New York effervescent, chantant dans ses pages Saint Louis'Blues avec Ethel Waters. Alors, comme Osa, le lecteur se laisse emporter, vivant l'exaltation du swing et de la chasse au buffle.
«Le sol tremblait, craquait, croulait en avalanche et il menait la charge, sans frein, sans but, sinon d'apaiser la fureur en lui,(...) et il était la foudre, à la tête de la harde, il était le tonnerre, le mufle haut, écumant, la gorge enflée par un rauquement interminable, et il était la plaine devant lui, le frisson effrayé des gnous et des gazelles, les lions eux-mêmes s'écartaient de cette masse formidable que rien jamais n'arrêterait, le sang bouillait dans ses veines, lourd et noir, et il sentait le monde le traverser, il décelait chaque bruit, respirait chaque odeur, à pleins poumons – il était le monde! »
Ainsi, plus que la mention des pays traversés par les cinéphiles explorateurs, c'est la musicalité de l'écriture romanesque qui nous transporte. Mais pour saisir la beauté, il faut parfois la tuer, s'attriste la belle héroïne. Le roman pose alors une question troublante : peut-on accéder à la beauté, sans, comme Faust ou Peter Schlemhil, y laisser en contrepartie un morceau de son âme? Le risque en vaut la peine, à en croire Michel Le Bris, car si toute vie un jour se flétrit et s'achève, la beauté du monde, elle, est éternelle et infinie.