vendredi 4 décembre 2009

Lady sings the blues : Song for Billie

Le journaliste aime les faits. Lorsque j'écris un article ou aide les journalistes de "Ce Soir Ou Jamais" à préparer les dossiers pour l'émission du soir, il me faut écrire droit. Pas de détour par la musique des mots, on ne rigole pas avec l'information. C'est normal et cette contrainte est l'un des éléments qui rendent ce métier passionnant, parce que ça me force à me méfier de la facilité. Je cherche mes phrases, je traque les fioritures, je suis sans pitié pour les fautes et les approximations.
Mais ici dans ce blog, je suis chez moi et je peux tout me permettre. (L'avantage d'être chez soi...)
Aussi, succombons un peu au plaisir de l'écriture digressive...
Or donc, j'étais hier à la MJC Pichon, au concert d'Anna C et les Méchants Garçons. Un groupe pour lequel je fais le maximum de pub possible : Normal, la chanteuse, c'est ma soeur. Outre ses propres compositions, le groupe nous a gratifié de quelques reprises : Ray Charles, Gainsbourg, The Spencer Davis Group... Mais là où les larmes ont failli me gagner, c'est quand Anne a conclu le concert, après les rappels, par Stormy Weather, une chanson de Billie Holiday. C'était traître : Billie me fait toujours fondre. Je l'appelle Billie, parce que c'est ainsi ; les artistes que j'admire, je les appelle par leurs prénoms. Il y a donc notamment, outre Billie, Bob*; John, Paul, George et Ringo**; Joan***...
Mais revenons à Billie. A vrai dire, Billie n'est pas l'auteur de Stormy Weather. Cette petite merveille est dûe à Harold Arlen et Ted Koehler, deux talentueux compositeurs de jazz qui se rencontrent au mythique Cotton Club, à Harlem, pour lequel ils écrivent des succès devenus des standards de 1930 à 1934. Stormy Weather, composé en une demi-heure selon la légende, est au départ destinée à Cab Calloway, mais c'est finalement Ethel Waters - cette même Ethel Waters, que l'on entend si je ne m'abuse, chanter dans un mémorable passage de La Beauté du Monde, le superbe roman de Michel Le Bris dont j'ai déjà parlé ici - qui l'interprète pour la première fois au Cotton Club. Plus tard, Ella Fitzgerald chantera aussi la pluie depuis que son homme l'a quittée. Mais on se souvient avant tout de la version de Billie. Car la voix de Billie a cela de particulier qu'une fois qu'on l'a entendue, on ne peut plus l'oublier. Peu importe que ses morceaux soient signés Gershwin : son talent éclipse tout le reste, l'émotion submerge, dès lors la chanson n'appartient plus à son auteur ; c'est une chanson de Billie Holiday et tous les interprètes qui la suivent ne peuvent faire autre chose qu'une reprise de Billie Holiday.

La Dame aux Gardénias
Pourtant, bien avant que le rock n'en fasse un mode de vie, celle que Lester Young appelle
affectueuse-
ment Lady Day a abîmé
sa voix exceptionnelle
dans la drogue et l'alcool. Une voix qui lui était
venue on
ne sait comment.
Eleonora Fagan était née à Baltimore en 1915 de Sadie Fagan, 19 ans, et de Clarence Holiday, 17 ans. Guitariste de jazz, son père écume les clubs, n'épousera pas sa mère, ne reconnaîtra pas son enfant. A l'époque où nait Eleonora qui n'est pas encore Billie, les États-Unis sont loin de passer pour le pays le plus cool de la planète. Le président américain n'est pas noir. A vrai dire, dans les états du Sud, où Abraham Lincoln n'est pas un personnage historique très aimé, il n'est pas rare de voir un Noir se balancer aux branches d'un arbre. Déco charmante dûe à l'activisme fervent du Ku Kux Klan, qui inspire en 1939 à Lewis Allan un poème dont Billie donnera une interprétation bouleversante - elle-même ne peut généralement le chanter sans pleurer - Strange Fruit.
L'enfance de Billie ressemble à la plus glauque des chansons de blues : son arrière-grand-mère meurt alors qu'elle fait la sieste dans ses bras ; sa mère, qui se prostitue pour subsister, ne peut pas l'élever, Eleonora est donc trimballée de foyer en foyers ; à dix ans, alors qu'elle est chez sa mère et que celle-ci est absente, elle est violée par un voisin ; à treize ans, elle est femme de ménage dans un bordel. Mais à quinze ans, découvrant le jazz à Harlem, elle retrouve son père, et commence à chanter avec lui, prenant le pseudonyme sous lequel on la connait encore.
En 1933, John Hammond (pas celui de Jurassic Park !) la découvre dans un club de Harlem et la fait enregistrer avec Benny Goodman.
Très vite, elle chante avec les plus grands artistes et les plus grands orchestres : Bobby Henderson, Lester "Prez" Young, Duke Ellington, Ben Webster, Teddy Wilson, Count Basie et Artie Shaw, dont tous les musiciens sont blancs ! Cependant, Lady Day ne peut tourner longtemps avec son orchestre, car sa couleur de peau lui interdit les hôtels et restaurants des états du Sud. Peu à peu, l'Amérique tout entière s'entiche de la voix de Billie. Ses cheveux toujours parés de gardénias, elle est grâcieuse et belle. La misère la guette toujours, cependant : elle commence à boire, à fumer de la marijuana. Les années 1940 s'écoulent entre drogue, alcool, mariages ratés, désespoir lorsque la Lady Day apprend le décès de sa mère, et un séjour en prison dû à tous ces excès.
Ce n'est que dans les années 50 qu'elle fait un retour fracassant grâce au label The Verve. Interdite de se produire à New York à cause de ses frasques, elle en profite pour réaliser un vieux rêve : une tournée en Europe, qui l'amène pour deux dates à Paris. Une venue que Boris Vian salue avec chaleur dans ses Chroniques de Jazz. Tentant d'expliquer pourquoi Billie Holiday est incomparable, il écrit :
"On aime ou on n'aime pas la voix de Billie Holiday, mais quand on l'aime, c'est à la façon d'un poison. Ce n'est pas la chanteuse qui vous fiche tout de suite le gros choc imparable dont on ne se remet pas. La voix de Billie, espèce de philtre insinuant, surprend à la première audition. Voix de chatte provocante, inflexions audacieuses, elle frappe par sa flexibilité, sa souplesse animale - une chatte les griffes, rentrées, l'œil mi-clos - ou pour faire une comparaison bougrement plus brillante, une pieuvre. Billie chante comme une pieuvre. Ça n'est pas toujours rassurant d'abord ; mais quand ça vous accroche, ça vous accroche avec huit bras. Et ça ne lâche plus. (D'ailleurs il n'y a pas d'animal plus folâtre et plus câlin que la pieuvre, ainsi qu'en témoignent les films de Cousteau, explorateur sous-marin.)"


En 1956, la Dame aux Gardénias publie ses mémoires, Lady Sings The Blues, dont un film avec Diana Ross sera tiré. Certains détails y sont romancés : il est vrai que son existence a été suffisamment remplie pour alimenter toute une saga...
Mais à la fin des années 1950, Billie, malade depuis déjà longtemps, est rongée par une cyrrhose du foie, une insuffisance rénale qui se transforme bientôt en infection et une congestion pulmonaire. Lorsque Lester Young meurt en 1959, Lady Day est déjà gagnée par la nuit. Elle se consumme et s'éteint le 17 juilet 1959, à l'âge de 44 ans.

L'Art de se Perdre...
Comme beaucoup d'artistes avant ou après elle (Ray Charles, Johnny Cash et nombre de rockeurs à leur suite, sont connus pour avoir sombré face aux mêmes addictions), Billie Holiday s'est perdue dans ce que Baudelaire nommait "les paradis artificiels". Pour autant, faut-il en déduire que la malédiction colle à la peau des artistes ? Robert Johnson avait peut-être vendu son âme au diable pour le talent de la guitare, mais si tel était le cas, il l'avait fait consciemment. Qui pourrait reprocher à Billie d'avoir cherché à s'égarer quand sa vie fut dès son plus jeune âge, si difficile ? Mais, m'objectera-t-on, la musique ne pouvait-elle la sauver ?
J'ai vu récemment un film au cinéma, intitulé Un Soir au Club. Entré par hasard dans un club de jazz, un ancien musicien s'y noyait. Peut-on se perdre dans la musique ? Peut-on se saouler de mélopées et de refrains, jusqu'à s'y engloutir corps et âme ? Sûrement, oui, surtout si l'on a l'âme sensible.
Boris Vian avait bien raison lorsqu'il écrivait que la voix de Billie était un poison. Elle envoûte, contamine, paralyse, et ses effets sont permanents. Voilà pourquoi personne ne parvient à la faire oublier. Bien conscients de s'y perdre, on la réclame encore et encore.
__________________________________________________________________

* Dylan, bien sûr.
** Ai-je vraiment besoin de préciser les noms de famille de ces quatre là ?
*** Baez, que je ne désespère pas de voir enfin en concert un jour...

vendredi 23 octobre 2009

Marianne James ou L'Homme à Poil

Depuis que je suis stagiaire à la rédaction de "Ce Soir ou Jamais" sur France 3, je vois défiler assez de journaux et de magazines pour comprendre d'un seul regard l'ampleur de la déforestation amazonienne. Car, même si ce n'est pas là la tâche la plus passionnante de toutes celles qu'on me confie, c'est à moi d'aller chaque matin chercher la presse du jour. C'est ainsi qu'un beau matin d'octobre, mes yeux contraints et forcés ont fait une chose jusqu'alors inédite pour eux : ils se sont posés sur la couverture de Gala. Qu'y vis-je ? La réponse tient en un seul mot : rien. Rien ne m'attira l'œil, aucune exergue ne me fit saliver, et je laissai le magazine exposé à sa place sans plus m'en soucier. Pourtant, bientôt, un bruit courut à la rédaction : Marianne James s'exhibait nue en couverture de Gala, et la presse ne parlait plus que de ça ! Soucieuse de ne pas demeurer en reste, je saisis le fameux numéro du magazine en question. Ah oui ! C'est vrai ! Marianne James est à poil. Et soyons honnêtes, on s'en moque éperdument.
Marianne James avait sans doute des intentions très louables : la célèbre cantatrice barrée d' Ultima Récital, et ex-jury de La Nouvelle Star prétend dans l'interview ainsi illustrée militer pour le respect du corps des femmes. Et des femmes rondes en particulier, pour qu'enfin, elles assument leur corps et échappent à la culpabilité qu'essaie de leur imposer la Société qui nous a tous bien eus. Beau projet. Encore faudrait-il pour cela que ladite Marianne James soit vraiment nue.
Car voilà le fond du problème : la photo de couverture, due à Gilles-Marie Zimmermann dénote un réel talent, en cela qu'elle réussit à exposer le corps tout en le désérotisant. On aura beau dire : cette photo est asexuée, de par la pose de la cantatrice, du jeu d'ombre et de lumière, de la mise en scène qui flatte le corps de Marianne James et ne le dénude pas.

Ceci est ton corps
Quel militantisme y a-t-il alors dans la revendication d'une nudité qui ne s'exhibe pas, dans le fait de montrer un corps que rien ne dévoile ? Tu peux aller te rhabiller Marianne, ta démonstration est vaine.
Au reste, la nudité signifie-t-elle encore quelque chose ? Est-elle encore révolutionnaire ? Il y a un siècle et demi, l'Olympia de Manet déclenchait encore les ires. Aujourd'hui, si on la placardait sur les gigantesques panneaux publicitaires du métro, la scandaleuse n'aurait droit, en guise de commentaires qu'à des tags la barbouillant de blagues salaces ou lui faisant déclarer des choses aussi raffinées que "j'aime la bite" ou "je suis une grosse chienne".
Et ce, parce que, des publicités pour des marques de lingerie aux films de tous pays, en passant par les spots pour des détergents, la nudité, essentiellement féminine, est partout.
Mercantilisme ? Ce n'est peut-être pas si simple... L'Histoire du Nu, en Art, est déjà longue.
Contrairement à ce que l'on pourrait croire, c'est d'abord une silhouette ronde et très sexuée qui s'est propagée dans la représentation humaine : des sculptures en terre cuite datant de la Préhistoire représentent la femme dans des proportions opulentes, allusion à sa fécondité, aux mystère des origines et de la création.

Petite Histoire de la Vénusté
Les Égyptiens ensuite, et leurs dieux anthropomorphes figent la représentation dans des proportions plus sveltes et extrêmement codifiées. Enfin vient la statuaire antique, grecque et romaine, qui voue au corps une admiration sacrée. Comme dans le mythe de Pygmalion, le marbre se fait chair et la statue prend vie, à l'instar des dieux prenant forme humaine pour venir aimer les Hommes : les sculptures adoptent des postures plus naturelles, imitent le mouvement avec une telle perfection qu'elles semblent respirer. Les artistes de l'Antiquité en effet, sont ingénieux : ils ont mis au point le principe du contrapposto. Au lieu de se tenir droit comme des I, les statues se balancent d'une hanche sur l'autre...
Le Moyen-Age censure : l'art devient un mode d'expression essentiellement religieux. Le Dieu de la Bible refuse l'idôlatrie et les veaux d'or, il ne peut-être représenté comme n'importe quel Homme. La pudeur gagne le corps du Christ : il ne peut être représenté comme n'importe quel homme.
Et puis vient la Renaissance. Les artistes se disent comme ça que ce qu'ils voient dans le miroir ne ressemble pas trop à ce qu'ils peignent. Et se répand l'humanisme. On ressort des temples les statues oubliées, et en les dépoussiérant, on s'aperçoit qu'elles semblent toujours nous regarder dans les yeux en dépit des siècles écoulés. On se trouble. Dès lors, le nu s'explore à travers l'art. Il devient un sujet conventionnel, soumis à des critères formels et thématiques stricts. Les peintres fréquentent les filles de mauvaise vie pour en faire leurs modèles, et si l'on loue leur talent, on blâme leur débauche. Ainsi Raffaelo Di Sanzio, plus connu sous le nom de Raphaël donne aux prostituées habillées des allures de madone. Pour l'époque, c'est le comble de la subversion.
Contrainte, la représentation du Nu ne parvient à retrouver sa sensualité que lorsque les artistes (par la suite souvent maudits) en détournent les codes. La Grande Odalisque, risée des Romantiques (puisque c'est une œuvre néoclassique, et par conséquent peu révolutionnaire), fera tout de même parler d'elle en raison de ses côtes en trop.
Avançons encore dans le Temps. Avec Les Demoiselles d'Avignon, qui montre les professionnelles nubiles d'un bordel, Picasso parvient encore à choquer.

Le Corps en Lumières
Puis les corps envahissent un nouvel art qui se glisse peu à peu dans le quotidien : la belle invention des frères Lumières, que Fanny Ardant désigne régulièrement aux Césars comme "le Cinémââa". Ils sont aux tout débuts, relativement habillés, mais muets. Puis ils parlent, se faisant de plus en plus présents, mais le code Hays sévit alors, leur refusant l'autorisation de se montrer. Les années 1960, contestataires, jeunes, révoltées le libèrent enfin, les années 1970 l'érotisent, les années 1980 le sexualisent.
Peu à peu se répand l'idée que la nudité fait vendre, ce pourquoi on nous en sature la vision. Mais c'est principalement le corps de la femme qu'on nous sert ainsi, accompagné du culte de la minceur : autrefois le corps gras était un indice de réussite sociale. Aujourd'hui on nous rabâche que manger, c'est mauvais pour la santé. L'obésité nous guette, il faut donc s'évertuer d'être le plus athlétique possible, quitte à provoquer la dérive inverse, l'anorexie.
A force de nous en imposer la vision constante, esthétisée au possible, le corps féminin tel qu'exposé semble perdre de sa valeur nubile. Il a basculé dans l'irréalité avec ces top-models qu'on érige en incarnations de la beauté : on le dit et on le répète, ces filles ne sont pas réelles. Alors leurs corps non plus.
Pourtant, à l'idée d'exposer l'homme à poil, on est plus réticent. Le corps masculin est moins lisse, ses aspérités nous gênent aux entournures. Un homme nu, c'est déjà plus subversif. Peut-être parce que c'est un corps sexué de façon plus évidente ?



De 1976 à 1981, en Irlande du Nord, les prisonniers républicains (essentiellement des activistes de l'IRA et de l'INLA), eurent l'idée d'utiliser leur corps comme instrument de résistance dans les sombres cachots de Long Kesh. Refusant l'uniforme des prisonniers de droit commun, qui les réduisait au rang de simples criminels, et non de militants politiques, ils "prirent la couverture", c'est-à-dire qu'ils vécurent nus, sous leur mince couverture. Ce fut la Blanket Protest. Mais les médias se turent. Alors ils s'infligèrent pire : la grève de l'hygiène. Des institutions humanitaires commencèrent à s'alarmer de leur situation déplorable. Mais la Grande-Bretagne répondit que c'était leur faute. Pour briser le mur du silence, ils firent le sacrifice ultime : la grève de la faim. Hardis, donc, jusqu'à la mort. A l'instar de Bobby Sands, leur leader, le premier à y laisser sa peau. Littéralement. Les images de ces jeunes Irlandais, acharnés, fit le tour de la planète. Ils moururent peu à peu, mais l'Histoire nous enseigne qu'ils gagnèrent leur combat. L'Horreur de ces corps décharnés devînt l'emblème de la guerre civile qui se déroulait en plein coeur de l'Europe et motiva l'intervention de l'ONU, des plus hautes instances.
La nudité alors peut encore choquer, oui. Mais pas la nudité esthétisante, de corps jeunes ou vieux, minces ou gonflés, bien mis en scène et en lumière. Le corps révolté, c'est le corps souffrant, la chair blessée de Bobby Sands incarné par Michaël Fassbender dans Hunger, le magnifique film de Steve MacQueen. Ou un corps masculin qui s'exposerait décomplexé et sexué. L'Homme, pour retrouver l'expressivité de sa nudité, doit mettre l'homme à poil, dans sa chair, ou sur une chaire.

Alors je suis navrée, Marianne : mais malgré tes beaux discours, tu ne guides pas les peuples vers leur libération corporelle. Tu peux bien le clamer haut et fort, ton flambeau s'est éteint.

mardi 11 août 2009

Pete ou La Décadence Prodigieuse


Dans son costume sombre ouvert sur une chemise blanche proprette, son visage rond abrité sous un chapeau à larges bords , Pete Doherty a l'air d'un prêcheur mormon lorsqu'il s'avance sur la scène des Nuits Secrètes. La foule hurlante, trop heureuse qu'il ait failli à sa réputation de lâcheur en venant donner ce concert gratuit, semble bien prête à recevoir de sa bouche n'importe quel sermon. Pete, en tous cas, niveau alcool n'a pas fait vœu d'abstinence comme l'atteste sa façon de tituber jusqu'à sa guitare.
Instant d'angoisse : l'ex-Libertines est connu pour osciller, selon les prestations, entre le génial et le lamentable... D'accord, il a fait l'effort de se pointer, mais, à voir son jeu de jambes, on s'inquiète. Va-t-il s'effondrer ?
Mais non. Honni soit qui mal y pense. En dépit de ses yeux hagards et de son équilibre précaire, Pete se raccroche à sa guitare comme un désespéré à un branchage surplombant l'abîme. Et sort un accord magistral d'une traite. Pire, sur certains titres, il n'est pas loin de jouer comme un dieu. Et c'est là qu'on tique.
Parce que ce junkie qui ne ressemble positivement à rien en devient beau en deux coups de guitare. Oui t'es beau Pete, avec ta trogne bouffie et ton air de n'en avoir jamais rien à foutre. T'es beau, parce qu'à t'écouter l'évidence nous frappe : "Bon sang, ce type a un putain de talent !"Et l'on se prend soudain à imaginer ce que tu pourrais faire si t'arrêtais de te déchirer la tronche cinq minutes. Oui, t'es beau, t'as du charisme, Pete, et tu fais chier.
T'es beau parce que te regarder, c'est comme regarder un château cathare, tant tu donnes l'impression de devoir bientôt tomber en ruine. Il y a une mystique dans ta nonchalance prodigieuse, une grâce dans cette façon de paraître ne tenir debout que par la musique que tu joues.
C'est à peine si le rockeur se vautre dans l'intro de The Needle and The Damage Down, de Neil Young, avant de renâcler comme s'il était tout seul et de recommencer comme si de rien n'était, sans un couac cette fois.


Here comes the Delivery





L'ombre du micro projette sur les cordes de sa guitare la forme d'une note de musique, et c'est même pas fait exprès. Car tandis que sa splendeur nous fait frémir, Pete, lui semble à peine conscient que des gens l'acclament. C'est à peine s'il a l'air de se rendre compte que des danseuses en tutu Union Jack exécutent arabesques et entrechats derrière lui. Levant les yeux pour s'allumer une clope et se vider un petit ballon de rouge, il remarque enfin l'effervescence du public enamouré. Du coup, il lui parle un peu, hausse les épaules. Il s'en fout.
>C'est peut-être pour cela que l'avant dernière chanson de son set, Fuck Forever, lui va si bien... Les groupies ne s'y trompent pas d'ailleurs, qui lui hurlent : "Fuck me forever, Pete !"
Il nous laissera pourtant, ayant littéralement bu son vin jusqu'à la lie, après un envoûtant Salomé. Avec le sentiment d'avoir assisté à une performance unique, la chute de la maison Usher en direct live. Putain, Pete, tu fais chier.


lundi 3 août 2009

LA LYRE BRIS(EE)



Retraçant dans son dernier roman l'odyssée d'un couple de cinéastes des années 20, Michel Le Bris chante la beauté du monde.
Osa la bien-nommée, avec son mari Martin, avait tout osé. C'est du moins l'histoire narrée par Michel Le Bris, dans son nouveau roman, La Beauté du monde (Grasset), lancé sur les traces des époux Johnson, du New York des années folles jusqu'aux tréfonds de l'Afrique.
Tandis que Martin et Osa traquent les bêtes sauvages au cœur d'un Kenya presque mythique, Michel Le Bris, lui, cherche à recueillir l'essence de la beauté dans toutes ses manifestations sensibles. C'est alors le jazz qui fait frémir Osa au son des trompettes de Harlem, la douleur languissante des voix qui chantent le blues, annonçant l'avènement d'une ère nouvelle ; c'est la grâce des flappers dansant dans les rues, l'illusoire frivolité de la Génération perdue ; c'est la vertigineuse liberté d'une Afrique inexplorée, idyllique terre de promesse capable de tout donner comme de tout reprendre.
Donnant la parole aux premiers conquérants du continent noir (les chasseurs Denys Finch-Hatton, Bror Blixen, Lord Delamere...) , ou aux personnalités les plus en vue d'une époque étrange, Michel Le Bris en fait les témoins nostalgiques d'une révolution en train de se faire. Menée par Zelda Fitzgerald, la bonne société se baigne dans les fontaines publiques ; les orchestres jouent sur le toit des bus ; les passants dansent infatigablement dans les rues ; les femmes, assumant enfin leurs corps et leur pouvoir, sortent de l'ombre matriarcale. Au centre de ce tourbillon, Le Bris place Osa, tour à tour aventurière et casanière, toujours amoureuse, étourdie par ce mouvement perpétuel d'où jaillit l'espoir.
Pour décrire cette vision symphonique du monde, l'écrivain emploie une langue lyrique, saisissant les moindres nuances de lumière sur les terres rouges du continent noir, recueillant les soupirs des « amants de l'aventure » gagnés par l'émotion, retranscrivant le beat d'un New York effervescent, chantant dans ses pages Saint Louis'Blues avec Ethel Waters. Alors, comme Osa, le lecteur se laisse emporter, vivant l'exaltation du swing et de la chasse au buffle.
«Le sol tremblait, craquait, croulait en avalanche et il menait la charge, sans frein, sans but, sinon d'apaiser la fureur en lui,(...) et il était la foudre, à la tête de la harde, il était le tonnerre, le mufle haut, écumant, la gorge enflée par un rauquement interminable, et il était la plaine devant lui, le frisson effrayé des gnous et des gazelles, les lions eux-mêmes s'écartaient de cette masse formidable que rien jamais n'arrêterait, le sang bouillait dans ses veines, lourd et noir, et il sentait le monde le traverser, il décelait chaque bruit, respirait chaque odeur, à pleins poumons – il était le monde! »
Ainsi, plus que la mention des pays traversés par les cinéphiles explorateurs, c'est la musicalité de l'écriture romanesque qui nous transporte. Mais pour saisir la beauté, il faut parfois la tuer, s'attriste la belle héroïne. Le roman pose alors une question troublante : peut-on accéder à la beauté, sans, comme Faust ou Peter Schlemhil, y laisser en contrepartie un morceau de son âme? Le risque en vaut la peine, à en croire Michel Le Bris, car si toute vie un jour se flétrit et s'achève, la beauté du monde, elle, est éternelle et infinie.

jeudi 9 juillet 2009

Coraline ou les Parents Terribles



Les sourcils froncés, Coraline recherche de l'eau à l'aide d'une baguette de sourcier. C'est alors qu'arrive en trombe un gamin monté sur un bolide qui lui donne des airs d'Easy Rider, quoiqu'il ressemble plutôt à un Quasimodo naïf et débonnaire. Mais Coraline a un sale caractère, il ne faut pas la déranger dans ses explorations ; après avoir passablement aboyé sur son nouvel ami non désiré, elle rentre chez elle histoire de le snober.

Mais chez elle, justement, ne réside pas la parfaite petite famille américaine telle que le cinéma ou la télévision nous l'ont décrite : pas de gentille mère au foyer préparant des pâtisseries pour gâter la petite Coraline, pas de père bricoleur avec qui inventer toutes sortes de jeux. Coraline, qui n'aspire à rien d'autre que jouer dehors, qu'il pleuve, qu'il neige ou qu'il vente, a en effet là un gros problème : ses parents sont des geeks.

Tous deux botanistes occupés à la rédaction d'un livre sur les plantes, ils n'ont jamais mis un pied dans le jardin et ne connaissent pour tout horizon que les mégapixels qui composent leur écran d'ordinateur.

Mais la nuit, Coraline , grâce à la découverte d'une étrange poupée offerte par son ami-malgré-elle Wybee, s'aventure comme Alice à la poursuite du Lapin blanc, dans un étrange tunnel menant sur un autre monde qui ressemble comme deux gouttes d'eau au pays des merveilles. Là ses parents sont au petits soins pour elle, le jardin est féérique, Wybee est muet. Bref, “tout n'est qu'ordre et beauté, luxe, calme et volupté”...

Sauf que ce monde n'est accesible pour de bon qu'à condition de se coudre des boutons sur les yeux... Alors Coraline n'est pas la seule à frissonner devant le spectacle de ce conte cruel, qui comporte son lot d'enfants-fantômes asservis, de sorcière féroce, et de créatures cauchemardesques. Car le songe dans lequel nous emmène Henry Selick, réalisateur de L'Etrange Noël de M. Jack bouleverse intelligemment les repères moraux qui balisent habituellement les films à destination des enfants. Coraline, c'est peut-être en effet une leçon d'éducation à l'usage des parents. A l'heure du web 3.0, alors qu'on s'inquiète de voir les enfants se précipiter de plus en plus tôt sur des ordinateurs et des consoles de jeu vidéo, où les relations sociales semblent se virtualiser, Coraline, elle, ne rêve que de rapports familiaux et de jeux de plein air.

Voir son enfant s'amuser et s'épanouir au soleil ne semble-t-il pas paradoxalement le rêve de tout parent ? Henry Selick, lui, renverse ce postulat en nous décrivant des parents qui voudraient cloîtrer le plus possible leur fillette dans une vieille maison un peu lugubre afin de pouvoir travailler en étant sûrs de n'être pas dérangés. Aussi, lorsque ceux-ci disparaissent, kidnappés par la sorcière, l'environnement de la fillette ne s'en trouve pas tellement perturbé ; certes celle-ci veut les récupérer, parce qu'elle les aime. Mais elle ne peut les aimer que malgré leur fadeur, quand elle-même regorge de fraîcheur et d'imagination.


Les Parents Pauvres de l'Imaginaire enfantin

Cette réflexion est particulièrement intéressante dans la mesure où elle caractérise très souvent la peinture du monde adulte dans les œuvres contemporaines pour la jeunesse : les parents, tuteurs, adultes censés responsables, y sont la plupart du temps des personnages ternes, bornés, limités, inutiles et par conséquent généralement bien peu adjuvants. Ces “parents terribles”, largement dépassés par la créativité constante du monde enfantin, se retrouvent en outre aussi bien en littérature qu'au cinéma. Ainsi les adultes de la trilogie A la Croisée des mondes, de Phillipe Pulman, mutilent les enfants au nom de principes théologiques ; le responsable légal des Orphelins Baudelaire, Mr Poe, confie sans cesse les enfants à des crapules qui veulent les détrousser, quitte à les tuer. Quant aux parents adoptifs d'Harry Potter, les Dursley, ce serait peu dire qu'ils sont étroits d'esprit et souffrent d'une incroyable absence d'imagination. Même si Coraline est plus soft, avec ses parents « geeks », le film pose néanmoins une nouvelle fois cette interrogation. Pourquoi les parents sont-ils toujours si désespérément creux et prosaïques ? Assiste-t-on, comme l'ont asséné certains hommes politiques ces dernières années à une sorte de victoire hégémonique du paradigme-Dolto, de telle sorte que c'est l'enfant-roi devenu tout-puissant, donc tyrannique, qui entreprend à présent l'éducation de ses parents ? Les auteurs pour la jeunesse essaient-ils ainsi de renouer un lien avec un monde dont ils ne font plus partie, mais dont ils essaient de retrouver les clefs ? Et si nous avions tous peur, une fois grandis, de ne plus pouvoir jouer à « On dirait que tu serais... » ? Si notre égarement dans la course du temps nous effrayait tellement qu'il nous fallait réapprendre à être un enfant, et à retrouver la féerie qui caractérise à cet âge la vision du monde ?

De ce point de vue, Coraline apparaît plutôt cynique : non seulement l'adulte y est tellement terne qu'il est voué à la disparition, mais c'est l'enfant lui-même qui choisit ses propres parents, en désobéissant constamment à l'une ou à l'autre des autorités qui essaient de s'imposer à lui.

Et l'on ressort de ce dessin animé un peu mal à l'aise, comme on l'était lorsque nos parents, à la fin d'Hansel et Gretel, nous racontaient comment les deux enfants, sûrs de leur bon droit, poussaient la méchante sorcière dans le four avant de s'enfuir. Car les derniers mots que crie la sorcière du film avant que la fillette ne la fasse engloutir dans l'univers qu'elle a elle-même créé sont « Je t'en prie, laisse-moi t'aimer ! »

Tout est bien qui finit bien ? Le monde normal de Coraline, dans lequel elle a ramené ses parents, paraît étrangement angoissant, et l'on éprouve une certaine compassion pour la sorcière... Tout cela n'était-il qu'un cruel jeu d'enfants ?

Prenez garde, parents inattentifs, malgré leurs joues roses et leur rafraîchissante candeur, vos bambins ne sont peut-être pas si innocents que ça...


Tempêtes et Pulsions

A en croire ce fameux numéro du Nouvel Observateur, il semblerait que les adolescentes se découvrent subitement un regain d'intérêt pour un livre qui occupe dans ma propre bibliothèque une place de choix. Un roman sombre, torturé, l'ouvrage d'une fille morte à vingt-huit ans au fond de la campagne anglaise du XIXe siècle, et qui selon la légende, ne connut jamais l'amour qu'elle écrivit avec tant de passion. Quel miracle pousse donc les jeunes filles si socialisées d'aujourd'hui à redécouvrir l'œuvre de cette rêveuse qui vécut et mourut seule et ignorée de tous ? Le Nouvel Obs -que décidément je vais peut-être me mettre à lire- répond Twilight. Or, la saga de Stephenie Meyer a beau être mauvaise -je m'engage à revenir sur ce point dans un autre article-, si elle amène les ados d'aujourd'hui à lire Les Hauts de Hurle-Vent, j'applaudis des deux mains. Vous me direz : quel rapport entre Twilight et l'unique mais magistral roman d'Emily Brontë ? C'est bien simple, Stephenie Meyer, l'auteur de la fameuse saga préférée des teenagers a parsemé Hésitation, le troisième tome de la série, de références aux Hauts de Hurle-Vent. Alors, imitant Bella, les teenagers se sont ruées sur l'ouvrage qui jusqu'alors moisissait probablement sur un rayon au fond du CDI. Merci Stephenie Meyer ? En réalité, je reste un peu sceptique. Ayant lu Hésitation il y a peu, je peux affirmer sans en éprouver une once, que Stephenie Meyer, comme d'habitude, n'a rien compris aux Hauts de Hurle-Vent. Et c'est bien là le problème : les nombreuses citations, allusions, adaptations de ce roman en manquent toujours l'essence. Peut-être à cause de cette trop répandue confusion entre le "romantique" et le "romanesque" ? Car voilà, le romantisme, c'est violent. Et ce qui fait la force, la beauté des Hauts de Hurle-Vent, c'est cette violence que même le très beau film réalisé par William Wyler en 1939 ne retranscrit pas. Car bien qu'il y effectue une performance indéniablement excellente, Lawrence Olivier paraît trop élégant, trop distingué, pour incarner véritablement le ténébreux Heathcliff. Merle Oberon, quant à elle, malgré toute la grâce qui émane d'elle, semble bien trop frêle pour supporter la folie de Catherine Earnshaw... Mais le vrai problème du film réside dans le fait qu'il s'achève sur la mort de Catherine, quand, comme le souligne Michel Mohrt dans la préface de ma vieille édition, ce qui rend le personnage d'Heathcliff si fascinant réside dans ce qui suit. Heathcliff, c'est cet étrange personnage victime de sa propre noirceur.
Car je ne crois pas, comme semble, l'estimer Michel Mohrt, que l'on puisse conclure à la victoire de l'amour sur les odieux desseins d'Heathcliff décidé à assouvir sa vengeance jusqu'à la dernière génération des deux familles qui l'ont autrefois brimé. En réalité dans ce roman aussi sauvage que la lande désolée qui lui sert de décor, Heathcliff et Catherine sont des personnages destructeurs, mais qui s'anéantissent eux-même dans cette folie destructrice.
Catherine, d'abord, se venge d'Heathcliff, incapable de lui avouer son amour, en en épousant un autre. Heathcliff se venge si bien de la trahison de Catherine, qu'elle meurt emportée par le chagrin et la folie qui la gangrènent. Heathcliff se venge ensuite de sa mort en persécutant tous ceux qu'elle aimait, mais le tourment ne le quittera jamais ; Catherine le hante. Et pour finir, c'est elle qui l'emportera, son fantôme emmenant l'ombre qu'est Heathcliff, errer à jamais dans la lande...
Ainsi, à l'âge de vingt-six ans, Emily Brontë signait-elle l'une des plus belles histoires d'amour et de cruauté de la littérature. La passion, c'est cela : l'amour porté jusqu'à la souffrance. Le romantisme, et particulièrement Wuthering Heights où l'on entend souffler tempêtes et pulsions -les maîtres-mots du genre- sublima la passion. Laquelle fit souffrir Emily Brontë au point qu'elle disparaisse aussi brutalement que son inoubliable héroïne ? Avant de se consumer, elle parvînt à laisser ce roman d'amour et de haine aux personnages si forts que les paysages désolés des profondes landes anglaises sembleront toujours gémir avec leurs voix.
Réduire Wuthering Heights à une simple bluette comme le fait Stephenie Meyer dans Twilight au moyen de l'analogie qu'elle esquisse entre l'histoire d'Edward Cullen et Bella, et celle d'Heathcliff et Cathy serait renier le génie de Brontë. Celle-ci n'a pas écrit un roman romanesque, mais un roman romantique. Bien moins une histoire d'amour, que celle d'une passion haineuse. Et c'est bien pour cela qu'Heathcliff me fit frémir adolescente, et le fait encore, chaque fois que je relis ce roman.

"Au commencement était le verbe"...

Lorsqu'on commence un blog, comme lorsqu'on commence un article, un roman, un tableau, ou n'importe quoi, la difficulté, c'est de commencer. Alors voilà, je prends le taureau par les cornes et me lance à corps perdu dans la blogosphère. Hier, tombant par hasard sur le numéro de la semaine dernière du Nouvel Observateur, qui traînait chez moi, pour je ne sais quelle obscure raison, j'ai lu des articles très intéressants sur des sujets qui ne pouvaient que capter mon attention.
Il y était question, dans le désordre, de Buffy contre les Vampires, des Hauts de Hurle-Vent, d'Alela Diane, de Twilight et de Woody Allen. Autant de sujets que je risque fort d'aborder ici...
dans le désordre, évidemment.
Et c'est ainsi que, de verbe en verbe, je vais commencer par vous parler un peu de l'œuvre-phare d'Emily Brontë.