jeudi 22 avril 2010

Antigone ou Calamity Jane ?


Au temps où Hollywood était encore Hollywood, lors de son Âge d'Or, les jeunes Américains ne rêvaient pas de s'embarquer pour Pandora et de vivre une folle histoire d'amour avec une belle indigène à la peau bleue. Certes il rêvaient pourtant de belles indigènes, mais aux cheveux nattés et à la peau tannée. Leurs idoles avaient nom Gary Cooper, James Stewart, John Wayne, et à la ceinture ils portaient des colts comme d'autres porteraient des encensoirs. Le western était un genre-phare ; galoper au couchant à travers la plaine était le fantasme de tous les petits garçons.
Avatar n'est qu'un western transposé dans l'espace réunissant donc ce vieux ciné-fantasme oublié du film de cowboys et celui toujours populaire de l'aventure spatiale.
Cependant, le western en tant que tel est déchu de son aura de gloire ; à l'entrée des cinémas, on ne se bouscule plus pour voir les héros de la Frontière conquérir les grands espaces. C'est bien dommage. Prenons Open Range par exemple : de fait, Kevin Costner fut rarement aussi inspiré que dans le genre du western, pourtant celui-ci fut au box-office un flop retentissant.
Une chose m'a néanmoins frappée hier alors que je regardais ce film que des circonstances contraires ne m'avaient pas permis de voir jusqu'à présent, c'est l'omniprésence du sentiment de fatalité qui le sous-tendait continuellement. De là, une question, qui à présent me taraude : n'y aurait-il pas de troublantes similitudes entre la structure du western et celle de la tragédie grecque ? Quel lien entre la rebelle Antigone et la mal-embouchée Calamity Jane ?

Fatalitas et Damned Anankê

La prairie, paisible, n'est troublée que par un léger souffle de vent. Deux hommes, les yeux plissés, regardent au loin le vaste territoire qui s'étend. Derrière eux, un charriot près duquel s'affairent un adolescent, et un gros costaud. Devant, un troupeau. L'Amérique des pionniers, et ses promesses : la terre infinie et féconde, l'Homme au cœur d'une nature prodigue, une vie simple et douce. Ainsi s'ouvre Open Range. Sauf que dans la vie comme au cinéma, quand tout paraît doux et tranquille surgissent toujours des fâcheux de tous poils pour perturber la béatitude initiale. Ici le bandit s'appelle Baxter ; riche propriétaire terrien, il tient la ville et le shérif à sa botte. Il n'entend donc pas laisser paître sur ses terres des troupeaux itinérants. Et puis d'ailleurs il piquerait bien les dits troupeaux au passage, quitte à flinguer à tout va. C'est alors qu'il vient embêter la bande à Kevin Costner. Monumentale erreur, comme aurait dit Schwarzie. Charley Waite, son personnage, est un homme droit et honnête, qui ne savoure pas plus que ça le goût du sang. Mais il est des affronts que l'on ne peut venger que par les armes. A contre-cœur, quand il préférerait tellement soupirer en songeant aux beaux yeux de Sue, la douce sœur du docteur de la ville corrompue tenue en laisse par Baxter, Charley va affronter son ennemi.


Tout cela peut paraître simpliste. Conflit d'égos sans doute, a priori dérisoire par rapport aux terribles dilemmes qui pesaient sur les épaules des Atrides et Labdacides.
Pourtant toute l'atmosphère du film confère l'impression que Charley et Boss (Robert Duvall, son ami et associé depuis dix ans) n'agissent que contraints par des forces extérieures : l'obstination et la persécution infligées par Baxter qui font que la justice déniée à l'intérieur de la ville, ne peut plus provenir que d'un Étranger capable de réveiller le sentiment moral ; la mort qui rôde par suite des méfaits de ce même Baxter : chaque lieu est menaçant, chaque élément pousse à la certitude de l'affrontement final vers lequel Charley et Boss s'avancent convaincus qu'ils n'en sortiront pas vivants.
Et c'est alors que pour de bon, j'ai pensé à une bonne vieille tragédie grecque, avec la fatalité qui condamne les personnages principaux à l'enfermement dans leurs retranchements les plus extrêmes. La fatalité ou plus précisément "L'Anankê", la "Nécessité", c'est-à-dire un sort contraire auquel on ne peut échapper parce qu'il est raisonné et nécessaire. Antigone ne pouvait pas laisser errer l'âme de son frère pour l'Eternité ; Charley & Boss ne pouvaient pas laisser Baxter dicter sa loi et assister sans rien faire à l'oppression d'une ville qu'ils étaient seuls à avoir la capacité d'empêcher. Car quelquefois une seule personne est en mesure de se dresser face à l'injustice, dut-elle se sacrifier pour la vaincre, c'est comme ça. Point.
Le problème avec les héros tragiques, c'est qu'ils incarnent des passions excessives. La pauvre Antigone, elle, était prisonnière de son allégeance envers les lois divines face à un Créon usurpateur mais pourtant représentant de la loi humaine. Antigone, c'est donc la plus politique des tragédies, puisqu'elle porte sur un conflit concernant la nature de la loi. Le manichéisme américain a cela de bon, que peut-être en moins crève-coeur, il recrée souvent la même situation.

L'Esprit des Lois vs L'Esprit de Famille
Dans Open Range comme dans de nombreux westerns, depuis le western classique jusqu'aux productions les plus récentes en passant par le western-spaghetti, Charley et Boss sont confrontés à un shériff véreux. La justice dévoyée, thème chéri de ce genre cinématographique. Le personnage de Wyatt Earp, que l'on retrouve dans des standards tels que Règlement de compte à OK Corral, My Darling Clementine ou l'éponyme Wyatt Earp (avec ce même Kevin Costner !) est devenu légendaire pour avoir ramené l'odre dans une ville sans foi ni loi.
Dans certaines oeuvres, comme le Mort ou Vif de Sam Raimi, il se double même d'un conflit Père / Fils du plus bel effet entre un Gene Hackman aussi répugnant qu'il sait l'être et un tout jeune Léonardo Di Caprio. Le blondinet révélé dans Titanic y campe en effet Billy The Kid, un godelureau fan de jolies femmes et d'armes à feu en quête d'admiration paternelle. Mais son papounet n'est autre que ce tyran incarné par Gene Hackman qui a il y a bien longtemps zigouillé le shériff et impose aux habitants sa protection moyennant finances.
Jusqu'au jour où Sharon Stone (qui pour une fois ne joue pas comme un pied, film à marquer d'une pierre blanche) passe par là. Ses boucles blondes volant au vent, elle vient participer à un tournoi au pistolet à l'issue duquel elle espère bien assouvir sa vengeance : le shériff était son père... Ici, au cours d'un duel le père tue le fils, la fille venge le meurtre de son père, les relations familiales ne sont donc pas simples... Faut-il rappeler que la mythologie grecque, qui a nourri bien des tragédies, regorge de parricides et de conflits fmiliaux sanglants, amorcés par les Titans eux-mêmes ?

Pourtant, c'est bien le conflit autour de l'idée de justice qui clôturera le film : dans la magnifique dernière scène, Sharon Stone jettera l'étoile du shériff au pied de l'homme le plus digne en déclarant simplement : "La Loi a retrouvé son étoile"...
Les Grands Espaces deviennent alors plus menaçants que les huis-clos des tragédies antiques, parce que dans l'Ouest Sauvage, la loi peine à s'imposer, et c'est ce qui oppresse ses héros. Que ce soit le Gregory Peck de The Big Country, justement, le James Stewart amoureux de The Broken Arrow ou l'Allan Ladd de Shane (L'Homme des Vallées Perdues). Tous n'aspirent finalement qu'à profiter du ciel bleu et de la prodigalité d'un pays dont les richesses suffisantes pour tous ne font cependant que susciter des jalousies. Qui ne verse pas de larmes à la fin de Shane, quand celui-ci laisse un enfant fasciné et déchiré, obligé de se salir les mains pour empêcher d'autres hommes de régner par le sang ?
La famille devient l'argument le plus cruel du massacre comme dans le très poétique The Searchers de John Ford, qui voit un John Wayne chercher sans répit sa nièce pendant des années, par delà les plus hostiles saisons pour la tuer, ne pouvant accepter qu'elle soit tombée enfant aux mains des Indiens. L'Amour filial se change en désir de mort. La beauté de Nathalie Wood fera-t-elle flancher la main de Wayne ? La vengeance lui rongera-t-elle le cœur jusqu'au bout ? L'affection pourra-t-elle resouder des liens détruits dans d'abominables circonstances ? Tout le conflit du film est là. Alors, dans les plaines recouvertes de neige, l'expression d'un visage où des rides se crispent, où des yeux s'écarquillent, parle bien plus que les armes. Les paysages infinis du Far Ouest se teintent d'un peu de psyché, catalysant l'intensité de la tragédie.



Les guerres dans l'Ouest naissent et meurent pour l'amour d'une femme. De flèches brisées en rubans brandis comme des étendards, elles sont à l'horizon l'Idéal que poursuit le cow-boy rude et solitaire, leur seul espoir dans la tragédie de la conquête d'une Frontière toujours repoussée, et qui ne les laisse pas en paix.

5 commentaires:

  1. Je n'ai pas vu un seul western de ma vie... Cet article me le fait regretter. Décidément, mes visites ici sont toujours aussi enrichissantes !

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  2. Hi hi... Merci Luciole !
    En ce qui me concerne, c'est John Wayne qui m'a fait aimer le cinéma, petite. Je te recommande particulièrement "The Searchers" ("La Prisonnière du Désert") et "Rio Grande", tous les deux de John Ford avec John Wayne en vedette, si tu veux t'y mettre...

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  3. Depuis le temps que je l'ai dans les cartons et que je l'ai pas encore regardé cet Open Range...

    Effectivement les westerns c'est magique !

    Etonnant que tu ne mettes pas "Rio Bravo" d'Howard Hawks quand même... Y a aussi les Leone, et le reste de la trilogie Cavalerie de John Ford ("Massacre de Fort Appache", "Charge héroique"). Pour aller plus loin y a aussi "Impitoyable" de Monsieur Eastwood, et "La horde sauvage" même si c'est pas le même ton...

    Bref le genre cinématographique le plus noble s'il en est !!

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  4. Cher Anonyme,

    La remarque est pertinente ! Le fait est que, fan de western comme je le suis, j'ai bien dû me limiter sur le nombre de références, sans quoi cet article eut pu facilement occuper tout l'espace de ce blog...
    J'aime un peu moins "Le Massacre de Fort Apache" que les autres, mais si "La Charge Héroïque" est la traduction française de "She Wore A Yellow Ribbon" (les titres traduits en Français sont toujours d'une fidélité savoureuse !), j'approuve fortement ce choix.
    Dans les westerns eastwoodiens, "Josey Wales, hors-la-loi" a incontestablement ma préférence.

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  5. Je dois dire que j'étais un peu perdu du fait de ma faible connaissance et attirance pour les western mais si j'ai le temps un de ces quatre, je me ferais un devoir de mettre à niveau :) C'est par ailleurs un très bon article comme d'habitude j'ai envie de dire.
    (Ps : j'ai adoré John Wayne dans "La classe américaine")

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