Lorsque j'étais en CM2, un matin, excédé par le brouhaha permanent effectué par une trentaine d'enfants déchaînés, mon instituteur, M.Dreyszker, avait écrit au tableau cette phrase à copier en guise de punition : "Il n'y a rien de plus beau que le silence". J'avais beau n'avoir que dix ans et demi, j'avais déjà l'intime conviction qu'il avait tort sur ce point. Pourtant, j'aimais beaucoup cet instituteur qui nous faisait parfois écouter du Brassens en cours. Peut-être parce que mes années de conservatoire m'avaient déjà appris que les silences se nomment aussi des "pauses" et des "soupirs", noms qui en disent assez long sur ce que l'absence de bruit comporte de nostalgie et de deuil.
Depuis toute petite, du coup, j'ai entendu, écouté, repassé en boucle, de nombreux morceaux, des tas de chansons, gaies, tristes, mélancoliques, délirantes, bêtes, profondes, superficielles, engagées. Et toutes ces chansons, même celles que j'ai détestées, m'ont laissé quelque chose.
Je vis en musique. Une chanson débile me trotte toujours dans la tête. Lorsque je n'ai pas le moral, il peut suffire d'une chanson pour me rendre ma bonne humeur. Lorsque je n'ai pas envie de dormir, quelquefois, une chanson me berce. Lorsqu'un air ne veut pas quitter ma tête, je l'écoute et le réécoute, jusqu'à m'enivrer de cette mélopée. Je psalmodie. Dans Le Patient Anglais, Kristin Scott-Thomas regarde Ralph Fiennes en souriant et affirme :"Vous chantez tout le temps". J'ai trouvé ça beau, je crois que ce seul passage suffit à rendre ce film magnifique.
Les chansons m'habitent. Comme dans On connait la chanson, il y a des jours où je crois qu'au lieu de chercher les mots, je pourrais répondre à toutes les conversations par un refrain, un couplet, un riff de guitare ; que tous ces sons, avec ou sans paroles, traduiraient bien mieux ma pensée.
Aussi, dans une perspective peut-être un peu vaine, avais-je envie d'évoquer ici dix chansons qui signifient quelque chose pour moi, et me reflètent. Peut-être les avez-vous déjà entendues. Peut-être n'ont-elles aucun sens pour vous. Mais elles me correspondent, elles sont une partie de moi qui ne peut être dite autrement. Dans cet autoportrait musical, il n'y a pas de hiérarchie. D'une part parce que je n'aime pas les hit-parade, d'autre part parce que je ne crois pas que mon moi profond comporte une once d'organisation. Comme tout le reste de ma personne, mon ressenti est bordélique.
L'ironie de la chose étant l'aspect totalement non-journalistique de cet article : déstructuré et narcissique ! C'était bien la peine de s'efforcer d'assimiler le concept de "pyramide inversée" !
Les Sanglots Longs des Guitares Tard le Soir...
En 1968, revenus d'une quête spirituelle auprès d'un Maharishi un peu trop concupiscent, les quatre garçons les plus cools de la planète enregistrent à Abbey Road un album en apparence dépouillé, dont le contenu proclame pourtant à quel point ils sont au sommet de la Musique. On leur donne toutes sortes de surnoms : les "Fab Four", les "quatre garçons dans le vent". Sur la pochette de cet album qui ferait date, ne figure que leur nom 'officiel' : "The Beatles".
John, Paul, George et Ringo en ont cependant fini avec l'insouciance qui les caractérisait autrefois. Le temps de l'innocence est révolu. Les créativités de Paul et de John se heurtent peu à peu ; l'enthousiasme de Ringo s'épuise ; le timide George n'en peut plus de ne pas trouver sa place dans ce groupe qui tend à étouffer son talent, l'Inde l'a changé et il aspire à autre chose ; et puis il y a le facteur Yoko, cet amour disproportionné qui envahit le studio et perturbe le travail de John... Sans qu'ils s'en rendent comptent, les Beatles s'acheminent vers Let It Be, leur fin.
Sur le Double Blanc, chacun donne le meilleur de lui-même. Lennon chante la révolution, le désir de révolution ayant particulièrement animé le monde en cette année 1968. Comme à son habitude, Lennon la chante de manière ambigüe.* McCartney expérimente et rend hommage à ses maîtres, les pionniers du rock américain. Ringo Starr compose sa première chanson, une gentille berceuse sans prétention. Et George, lui, peine à faire entendre sa voix. Pourtant il écrit alors l'une des plus belles chansons des Beatles, ma préférée entre toutes, While My Guitar Gently Weeps. Une chanson dont son ami Eric Clapton viendra enregistrer le solo de guitare. Une chanson que je ne peux entendre sans frémir. Pourquoi ? Il y a des choses qu'on ne peut pas expliquer... Cette chanson, qui parle d'une guitare qui se lamente sur le monde et son manque d'amour, est à la fois naïve, rock, mélancolique, révoltée, avec le brin de mysticisme caractéristique de George Harrison. Le solo de guitare me prend aux tripes. Les "I don't know how" de la voix douce et torturée de George Harrison font se nouer de grosses boules dans ma gorge. Les "Oh" de la fin résonnent comme autant de lamentations. Lacrimosa de l'homme et de la guitare clamant leurs désillusions ensemble, While My Guitar Gently Weeps me bouleverse. Certains soirs mélancoliques auront toujours le goût de ces sanglots amers d'une guitare tremblante, posant cette question latente : Pourquoi le talent d'Harrison ne fut-il jamais estimé à sa juste valeur ? On oppose souvent Lennon et McCartney. Cependant, George Harrison, musicien hors-pair, dénicheur d'instruments bizarres, possédait lui-aussi le feu sacré, le génie que personne ne songe jamais à contester chez les deux autres. Des petites merveilles telles que Something ou While My Guitar Gently Weeps le rappellent heureusement fort à propos.
Galahad, le chevalier mélancolique
La première fois que j'ai entendue sa voix, la plus belle qui ait jamais effleuré mes tympans, j'ai ressenti un choc. Et puis j'ai découvert qui elle était. Joan Baez fait partie de ces artistes qui ont essayé de changer le monde, à l'époque où une jeunesse révoltée crut vraiment qu'elle en avait le pouvoir et la responsabilité. La protest song fut un étendard et une arme, et pour combattre, Joan avait la grâce de sa voix, sa guitare et ses longs cheveux.
Barack Obama, lui-même, ne s'y est pas trompé, en rendant hommage à Joan Baez et Bob Dylan, - dont elle fut en quelque sorte le Pygmalion -, au cours d'une commémoration des Droits Civiques en février dernier.Joan Baez fut une espèce de Liberté guidant le peuple, non pas vers une Bastille sanglante, du haut de barricades d'où la foule tombait sur des hallebardes, mais vers l'Idéal d'un monde juste et pacifique, vers ce grand sabbat que fut Woodstock, festival qui catalysa dans l'histoire la folle embellie du mouvement hippie.
Mais de toutes ces chansons, celle que je ne peux me lasser d'entendre, celle qui me brise le cœur est sans doute Sweet Sir Galaad. Joan chante ainsi l'histoire de sa sœur, Mimi Farina, qui perdit son époux à l'âge de 20 ans, après trois ans de mariage, dans un accident de moto. Cependant, elle reprit espoir et goût à la vie grâce à sa rencontre avec Milan Melvin, un producteur qui lui fit une cour assidue, et que Joan Baez dépeint sous les traits de Galaad, le courtois chevalier, qui, dans les cycles arthuriens, conquit le Graal.
... Au risque de paraître cucul-la-praline, moi, j'aime bien les jolies histoires de belles veuves esseulées conquises par de preux chevaliers venant au clair de lune soupirer sous leurs fenêtres. Surtout quand ces histoires sont vraies. Oui, la midinette en moi, se réjouit donc d'entendre cette chanson mélancolique et poétique, portée par une voix superbe. Une chanson écrite par Joan Baez, elle-même, et qui prouve indéniablement un talent de composition et d'écriture que Bob Dylan, autrefois, lui avait dénié. Comme quoi les génies aussi peuvent être injustes par dépit amoureux.
Perdre le Contrôle
C'est le film Control, d'Anton Corbjin, qui m'a véritablement fait découvrir Joy Division. Difficile de dire ce qui m'a le plus touchée dans ce film. Le côté torturé de Ian Curtis, ou l'interprétation charismatique de l'acteur principal, Sam Riley ? La musique du groupe ou les danses, si semblables à des transes, du regretté leader ? Cette histoire, finalement banale et extraordinaire tout à la fois, d'une jeune homme qui ne parvient pas à contrôler sa vie, et ne le supporte pas ?
En réalité, je crois que ce qui m'a réellement émue, c'est la façon dont Anton Corbjin relate la souffrance ressentie par Ian Curtis face à l'épilepsie dont il est subitement atteint. Mal méconnu, l'épilepsie est une angoisse sourde, qui le fascine et lui répugne simultanément. Le symbole physiologique de cette perte de contrôle sur sa vie qui lui donne le vertige. Un mal qu'on ne sait pas trop comment guérir, qui apparaît incompréhensible et suspendu au-dessus de sa tête comme une épée de Damoclès. Un effroi que je conçois très bien.
Aussi, She's Lost Control, c'est une chanson qui résonne pour moi d'une façon très personnelle. La basse trépidante, insoutenable, implacable dit cette panique d'un mal obscur, qu'on ne peut prévenir et que l'on redoute. Le rythme laisse en deviner l'urgence. Les riffs de guitare qui montent crescendo sont menaçants. La voix grave de Ian Curtis alarme, comme une voix venue des catacombes, laissant présager une issue fatale.
J'avoue que je pleure rarement au cinéma. Mais ce film là m'a eue. En rentrant, j'ai écouté She's Lost Control et Love Will Tear Us Apart jusqu'à l'overdose.
A Cause de la Nuit...
Lorsque j'avais 16 ou 17 ans, j'ai commencé à lire James Ellroy. A la même époque, le soir, en bâclant mes versions de latin et en torchant mes exercices de maths, bien souvent, j'écoutais Pop Rock Station, l'émission de Francis Zegut sur RTL2.
Est-ce Because the Night, la chanson de Patti Smith, qui a troublé mes oreilles ; ou A Cause de la Nuit, le roman de James Ellroy, qui a fasciné mon esprit, le premier ? Impossible de m'en souvenir. Pourtant, depuis lors, l'un appelle l'autre. C'est comme ça que j'ai réussi à écouter cette chanson jusqu'à l'ivresse musicale, et que j'ai relu le roman au moins cinq fois.
Cependant, force est de constater qu'hormis leurs titres, aucune commune mesure n'existe entre la sensualité punk du "tube" de Patti Smith et la paranoïa stylée du roman d'Ellroy.
Si ce n'est la noirceur obsédante qui se dégage de ces deux œuvres. L'une déclamant la passion qui unit deux amants au cœur de la nuit, l'autre décrivant le machiavélisme d'un psychiatre qui, dans l'obscurité, manipule ses patients. Les flammes du désir d'un côté, le soufre du crime de l'autre. On a rarement fait plus sexy que le "Touch me now" fiévreux de Patti Smith dans cette chanson écrite par Bruce Springsteen et portée par l'intensité toujours à fleur de peau de son interprète insoumise. On a rarement lu plus palpitant que ce suspense situé dans les arcanes de l'esprit humain, baladant le preux Lloyd Hopkins au plus profond de ses angoisses.
Deux facettes du même phénomène : la Nuit, royaume d'Hécate, mystère inquiétant qui recèle les pulsions les plus sombres, les plus inavouables et leur offre un abri. Les maux qui se réveillent à cause de la nuit.
Hypnos
On a fait de Jim Morrison une icône. Et pour cause. Avec ses cheveux bouclés, sur la légendaire photo où nous transperce son regard déterminé et où s'expose son torse nu, il paraît christique. Comme crucifié sur l'autel du rock. Cette idée est même si profondément ancrée dans les esprits qu'elle est devenue un cliché récurrent.
The Doors c'est de la poésie mise en sacrément bonne musique. Mais du coup, déjà qu'il ressemble au Christ, le parallèle est facile : Jim Morrison lui-aussi parle par paraboles et énigmes, ou du moins chante-t-il ainsi. La musique des Doors n'est cependant pas messianique.
Rappelons d'ailleurs que The Doors, c'est une double allusion au livre d'Aldous Huxley, ouvrage-majeur de la Contre-Culture et de l'idée d'expérimentation de la connaissance par les drogues ; et à un vers d'un poème de William Blake, dans Le Mariage du Ciel et de l'Enfer, "Si les portes de la perception étaient nettoyées, chaque chose apparaîtrait à l'Homme tel qu'elle est, infinie."
C'est dire l'ambivalence des Doors, groupe à la fois emblématique de la contre-culture, et aux indéniables aspects mystiques, notamment parce que dans certaines chansons, telles que The End, Jim Morrison semble psalmodier plus qu'il ne chante.
Dieu rock'n'roll sous LSD, poète inspiré influencé par une personnalité aussi étrange que William Blake, quoi d'étonnant à ce que Morrison possède un pouvoir hypnotique ? Lui-même secouait son public lors de ses concerts, leur hurlait : "Vous êtes des esclaves !".
S'il fut une voix envoûtante, hypnotisante, ce fut sans doute bien la sienne. sa façon de chanter End of The Night, de répéter ces quelques mots jusqu'à ce qu'ils flottent comme un songe affleurant à la limite de notre conscient, assujettit mon esprit à sa voix, chaque fois que je viens à l'entendre. Jim Morrison, n'eut-il pas été une rockstar, n'eut-il pas été un chanteur exceptionnel, n'eut-il pas été un poète visionnaire, eut pu être un gourou, j'en suis sûre. D'ailleurs, d'une certaine façon, peut-être l'a-t-il réellement été. Gourou, ou chamane. Hypnos.
Take a Journey to the Bright Midnight
Dans les souvenirs, comme dans la musique, on peut se perdre. Aussi le temps de reprendre le fil de nos pensées, marquons une petite pause dans cette escapade musicale. Nous sommes à la mi-parcours, la nuit est tombée sur toutes ces divagations et digressions musicales. Il est temps de laisser respirer nos oreilles et de laisser s'y infiltrer un peu de silence, et ce malgré tout ce que ses soupirs nous inspirent de répulsion. La musique s'apprécie aussi parce qu'elle s'écoute distincte du chaos constant qu'est le bruit.
Suite au volume 2.
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* Plusieurs versions de Revolution furent enregistrées en studio. Si celle qui a été conservée proclame "When you talk about destruction, don't you know that you can count me out", il existe cependant des versions dans lesquelles John affirme clairement "you can count me on".
jeudi 6 mai 2010
jeudi 22 avril 2010
Antigone ou Calamity Jane ?
Au temps où Hollywood était encore Hollywood, lors de son Âge d'Or, les jeunes Américains ne rêvaient pas de s'embarquer pour Pandora et de vivre une folle histoire d'amour avec une belle indigène à la peau bleue. Certes il rêvaient pourtant de belles indigènes, mais aux cheveux nattés et à la peau tannée. Leurs idoles avaient nom Gary Cooper, James Stewart, John Wayne, et à la ceinture ils portaient des colts comme d'autres porteraient des encensoirs. Le western était un genre-phare ; galoper au couchant à travers la plaine était le fantasme de tous les petits garçons.
Avatar n'est qu'un western transposé dans l'espace réunissant donc ce vieux ciné-fantasme oublié du film de cowboys et celui toujours populaire de l'aventure spatiale.
Cependant, le western en tant que tel est déchu de son aura de gloire ; à l'entrée des cinémas, on ne se bouscule plus pour voir les héros de la Frontière conquérir les grands espaces. C'est bien dommage. Prenons Open Range par exemple : de fait, Kevin Costner fut rarement aussi inspiré que dans le genre du western, pourtant celui-ci fut au box-office un flop retentissant.
Une chose m'a néanmoins frappée hier alors que je regardais ce film que des circonstances contraires ne m'avaient pas permis de voir jusqu'à présent, c'est l'omniprésence du sentiment de fatalité qui le sous-tendait continuellement. De là, une question, qui à présent me taraude : n'y aurait-il pas de troublantes similitudes entre la structure du western et celle de la tragédie grecque ? Quel lien entre la rebelle Antigone et la mal-embouchée Calamity Jane ?
Fatalitas et Damned Anankê
La prairie, paisible, n'est troublée que par un léger souffle de vent. Deux hommes, les yeux plissés, regardent au loin le vaste territoire qui s'étend. Derrière eux, un charriot près duquel s'affairent un adolescent, et un gros costaud. Devant, un troupeau. L'Amérique des pionniers, et ses promesses : la terre infinie et féconde, l'Homme au cœur d'une nature prodigue, une vie simple et douce. Ainsi s'ouvre Open Range. Sauf que dans la vie comme au cinéma, quand tout paraît doux et tranquille surgissent toujours des fâcheux de tous poils pour perturber la béatitude initiale. Ici le bandit s'appelle Baxter ; riche propriétaire terrien, il tient la ville et le shérif à sa botte. Il n'entend donc pas laisser paître sur ses terres des troupeaux itinérants. Et puis d'ailleurs il piquerait bien les dits troupeaux au passage, quitte à flinguer à tout va. C'est alors qu'il vient embêter la bande à Kevin Costner. Monumentale erreur, comme aurait dit Schwarzie. Charley Waite, son personnage, est un homme droit et honnête, qui ne savoure pas plus que ça le goût du sang. Mais il est des affronts que l'on ne peut venger que par les armes. A contre-cœur, quand il préférerait tellement soupirer en songeant aux beaux yeux de Sue, la douce sœur du docteur de la ville corrompue tenue en laisse par Baxter, Charley va affronter son ennemi.
Tout cela peut paraître simpliste. Conflit d'égos sans doute, a priori dérisoire par rapport aux terribles dilemmes qui pesaient sur les épaules des Atrides et Labdacides.
Pourtant toute l'atmosphère du film confère l'impression que Charley et Boss (Robert Duvall, son ami et associé depuis dix ans) n'agissent que contraints par des forces extérieures : l'obstination et la persécution infligées par Baxter qui font que la justice déniée à l'intérieur de la ville, ne peut plus provenir que d'un Étranger capable de réveiller le sentiment moral ; la mort qui rôde par suite des méfaits de ce même Baxter : chaque lieu est menaçant, chaque élément pousse à la certitude de l'affrontement final vers lequel Charley et Boss s'avancent convaincus qu'ils n'en sortiront pas vivants.
Et c'est alors que pour de bon, j'ai pensé à une bonne vieille tragédie grecque, avec la fatalité qui condamne les personnages principaux à l'enfermement dans leurs retranchements les plus extrêmes. La fatalité ou plus précisément "L'Anankê", la "Nécessité", c'est-à-dire un sort contraire auquel on ne peut échapper parce qu'il est raisonné et nécessaire. Antigone ne pouvait pas laisser errer l'âme de son frère pour l'Eternité ; Charley & Boss ne pouvaient pas laisser Baxter dicter sa loi et assister sans rien faire à l'oppression d'une ville qu'ils étaient seuls à avoir la capacité d'empêcher. Car quelquefois une seule personne est en mesure de se dresser face à l'injustice, dut-elle se sacrifier pour la vaincre, c'est comme ça. Point.
Le problème avec les héros tragiques, c'est qu'ils incarnent des passions excessives. La pauvre Antigone, elle, était prisonnière de son allégeance envers les lois divines face à un Créon usurpateur mais pourtant représentant de la loi humaine. Antigone, c'est donc la plus politique des tragédies, puisqu'elle porte sur un conflit concernant la nature de la loi. Le manichéisme américain a cela de bon, que peut-être en moins crève-coeur, il recrée souvent la même situation.
L'Esprit des Lois vs L'Esprit de Famille
Dans Open Range comme dans de nombreux westerns, depuis le western classique jusqu'aux productions les plus récentes en passant par le western-spaghetti, Charley et Boss sont confrontés à un shériff véreux. La justice dévoyée, thème chéri de ce genre cinématographique. Le personnage de Wyatt Earp, que l'on retrouve dans des standards tels que Règlement de compte à OK Corral, My Darling Clementine ou l'éponyme Wyatt Earp (avec ce même Kevin Costner !) est devenu légendaire pour avoir ramené l'odre dans une ville sans foi ni loi.
Dans certaines oeuvres, comme le Mort ou Vif de Sam Raimi, il se double même d'un conflit Père / Fils du plus bel effet entre un Gene Hackman aussi répugnant qu'il sait l'être et un tout jeune Léonardo Di Caprio. Le blondinet révélé dans Titanic y campe en effet Billy The Kid, un godelureau fan de jolies femmes et d'armes à feu en quête d'admiration paternelle. Mais son papounet n'est autre que ce tyran incarné par Gene Hackman qui a il y a bien longtemps zigouillé le shériff et impose aux habitants sa protection moyennant finances.
Jusqu'au jour où Sharon Stone (qui pour une fois ne joue pas comme un pied, film à marquer d'une pierre blanche) passe par là. Ses boucles blondes volant au vent, elle vient participer à un tournoi au pistolet à l'issue duquel elle espère bien assouvir sa vengeance : le shériff était son père... Ici, au cours d'un duel le père tue le fils, la fille venge le meurtre de son père, les relations familiales ne sont donc pas simples... Faut-il rappeler que la mythologie grecque, qui a nourri bien des tragédies, regorge de parricides et de conflits fmiliaux sanglants, amorcés par les Titans eux-mêmes ?
Pourtant, c'est bien le conflit autour de l'idée de justice qui clôturera le film : dans la magnifique dernière scène, Sharon Stone jettera l'étoile du shériff au pied de l'homme le plus digne en déclarant simplement : "La Loi a retrouvé son étoile"...
Les Grands Espaces deviennent alors plus menaçants que les huis-clos des tragédies antiques, parce que dans l'Ouest Sauvage, la loi peine à s'imposer, et c'est ce qui oppresse ses héros. Que ce soit le Gregory Peck de The Big Country, justement, le James Stewart amoureux de The Broken Arrow ou l'Allan Ladd de Shane (L'Homme des Vallées Perdues). Tous n'aspirent finalement qu'à profiter du ciel bleu et de la prodigalité d'un pays dont les richesses suffisantes pour tous ne font cependant que susciter des jalousies. Qui ne verse pas de larmes à la fin de Shane, quand celui-ci laisse un enfant fasciné et déchiré, obligé de se salir les mains pour empêcher d'autres hommes de régner par le sang ?
La famille devient l'argument le plus cruel du massacre comme dans le très poétique The Searchers de John Ford, qui voit un John Wayne chercher sans répit sa nièce pendant des années, par delà les plus hostiles saisons pour la tuer, ne pouvant accepter qu'elle soit tombée enfant aux mains des Indiens. L'Amour filial se change en désir de mort. La beauté de Nathalie Wood fera-t-elle flancher la main de Wayne ? La vengeance lui rongera-t-elle le cœur jusqu'au bout ? L'affection pourra-t-elle resouder des liens détruits dans d'abominables circonstances ? Tout le conflit du film est là. Alors, dans les plaines recouvertes de neige, l'expression d'un visage où des rides se crispent, où des yeux s'écarquillent, parle bien plus que les armes. Les paysages infinis du Far Ouest se teintent d'un peu de psyché, catalysant l'intensité de la tragédie.
Les guerres dans l'Ouest naissent et meurent pour l'amour d'une femme. De flèches brisées en rubans brandis comme des étendards, elles sont à l'horizon l'Idéal que poursuit le cow-boy rude et solitaire, leur seul espoir dans la tragédie de la conquête d'une Frontière toujours repoussée, et qui ne les laisse pas en paix.
Cependant, le western en tant que tel est déchu de son aura de gloire ; à l'entrée des cinémas, on ne se bouscule plus pour voir les héros de la Frontière conquérir les grands espaces. C'est bien dommage. Prenons Open Range par exemple : de fait, Kevin Costner fut rarement aussi inspiré que dans le genre du western, pourtant celui-ci fut au box-office un flop retentissant.
Une chose m'a néanmoins frappée hier alors que je regardais ce film que des circonstances contraires ne m'avaient pas permis de voir jusqu'à présent, c'est l'omniprésence du sentiment de fatalité qui le sous-tendait continuellement. De là, une question, qui à présent me taraude : n'y aurait-il pas de troublantes similitudes entre la structure du western et celle de la tragédie grecque ? Quel lien entre la rebelle Antigone et la mal-embouchée Calamity Jane ?
Fatalitas et Damned Anankê
La prairie, paisible, n'est troublée que par un léger souffle de vent. Deux hommes, les yeux plissés, regardent au loin le vaste territoire qui s'étend. Derrière eux, un charriot près duquel s'affairent un adolescent, et un gros costaud. Devant, un troupeau. L'Amérique des pionniers, et ses promesses : la terre infinie et féconde, l'Homme au cœur d'une nature prodigue, une vie simple et douce. Ainsi s'ouvre Open Range. Sauf que dans la vie comme au cinéma, quand tout paraît doux et tranquille surgissent toujours des fâcheux de tous poils pour perturber la béatitude initiale. Ici le bandit s'appelle Baxter ; riche propriétaire terrien, il tient la ville et le shérif à sa botte. Il n'entend donc pas laisser paître sur ses terres des troupeaux itinérants. Et puis d'ailleurs il piquerait bien les dits troupeaux au passage, quitte à flinguer à tout va. C'est alors qu'il vient embêter la bande à Kevin Costner. Monumentale erreur, comme aurait dit Schwarzie. Charley Waite, son personnage, est un homme droit et honnête, qui ne savoure pas plus que ça le goût du sang. Mais il est des affronts que l'on ne peut venger que par les armes. A contre-cœur, quand il préférerait tellement soupirer en songeant aux beaux yeux de Sue, la douce sœur du docteur de la ville corrompue tenue en laisse par Baxter, Charley va affronter son ennemi.
Pourtant toute l'atmosphère du film confère l'impression que Charley et Boss (Robert Duvall, son ami et associé depuis dix ans) n'agissent que contraints par des forces extérieures : l'obstination et la persécution infligées par Baxter qui font que la justice déniée à l'intérieur de la ville, ne peut plus provenir que d'un Étranger capable de réveiller le sentiment moral ; la mort qui rôde par suite des méfaits de ce même Baxter : chaque lieu est menaçant, chaque élément pousse à la certitude de l'affrontement final vers lequel Charley et Boss s'avancent convaincus qu'ils n'en sortiront pas vivants.
Et c'est alors que pour de bon, j'ai pensé à une bonne vieille tragédie grecque, avec la fatalité qui condamne les personnages principaux à l'enfermement dans leurs retranchements les plus extrêmes. La fatalité ou plus précisément "L'Anankê", la "Nécessité", c'est-à-dire un sort contraire auquel on ne peut échapper parce qu'il est raisonné et nécessaire. Antigone ne pouvait pas laisser errer l'âme de son frère pour l'Eternité ; Charley & Boss ne pouvaient pas laisser Baxter dicter sa loi et assister sans rien faire à l'oppression d'une ville qu'ils étaient seuls à avoir la capacité d'empêcher. Car quelquefois une seule personne est en mesure de se dresser face à l'injustice, dut-elle se sacrifier pour la vaincre, c'est comme ça. Point.
Le problème avec les héros tragiques, c'est qu'ils incarnent des passions excessives. La pauvre Antigone, elle, était prisonnière de son allégeance envers les lois divines face à un Créon usurpateur mais pourtant représentant de la loi humaine. Antigone, c'est donc la plus politique des tragédies, puisqu'elle porte sur un conflit concernant la nature de la loi. Le manichéisme américain a cela de bon, que peut-être en moins crève-coeur, il recrée souvent la même situation.
L'Esprit des Lois vs L'Esprit de Famille
Dans Open Range comme dans de nombreux westerns, depuis le western classique jusqu'aux productions les plus récentes en passant par le western-spaghetti, Charley et Boss sont confrontés à un shériff véreux. La justice dévoyée, thème chéri de ce genre cinématographique. Le personnage de Wyatt Earp, que l'on retrouve dans des standards tels que Règlement de compte à OK Corral, My Darling Clementine ou l'éponyme Wyatt Earp (avec ce même Kevin Costner !) est devenu légendaire pour avoir ramené l'odre dans une ville sans foi ni loi.
Dans certaines oeuvres, comme le Mort ou Vif de Sam Raimi, il se double même d'un conflit Père / Fils du plus bel effet entre un Gene Hackman aussi répugnant qu'il sait l'être et un tout jeune Léonardo Di Caprio. Le blondinet révélé dans Titanic y campe en effet Billy The Kid, un godelureau fan de jolies femmes et d'armes à feu en quête d'admiration paternelle. Mais son papounet n'est autre que ce tyran incarné par Gene Hackman qui a il y a bien longtemps zigouillé le shériff et impose aux habitants sa protection moyennant finances.
Jusqu'au jour où Sharon Stone (qui pour une fois ne joue pas comme un pied, film à marquer d'une pierre blanche) passe par là. Ses boucles blondes volant au vent, elle vient participer à un tournoi au pistolet à l'issue duquel elle espère bien assouvir sa vengeance : le shériff était son père... Ici, au cours d'un duel le père tue le fils, la fille venge le meurtre de son père, les relations familiales ne sont donc pas simples... Faut-il rappeler que la mythologie grecque, qui a nourri bien des tragédies, regorge de parricides et de conflits fmiliaux sanglants, amorcés par les Titans eux-mêmes ?
Pourtant, c'est bien le conflit autour de l'idée de justice qui clôturera le film : dans la magnifique dernière scène, Sharon Stone jettera l'étoile du shériff au pied de l'homme le plus digne en déclarant simplement : "La Loi a retrouvé son étoile"...
Les Grands Espaces deviennent alors plus menaçants que les huis-clos des tragédies antiques, parce que dans l'Ouest Sauvage, la loi peine à s'imposer, et c'est ce qui oppresse ses héros. Que ce soit le Gregory Peck de The Big Country, justement, le James Stewart amoureux de The Broken Arrow ou l'Allan Ladd de Shane (L'Homme des Vallées Perdues). Tous n'aspirent finalement qu'à profiter du ciel bleu et de la prodigalité d'un pays dont les richesses suffisantes pour tous ne font cependant que susciter des jalousies. Qui ne verse pas de larmes à la fin de Shane, quand celui-ci laisse un enfant fasciné et déchiré, obligé de se salir les mains pour empêcher d'autres hommes de régner par le sang ?
La famille devient l'argument le plus cruel du massacre comme dans le très poétique The Searchers de John Ford, qui voit un John Wayne chercher sans répit sa nièce pendant des années, par delà les plus hostiles saisons pour la tuer, ne pouvant accepter qu'elle soit tombée enfant aux mains des Indiens. L'Amour filial se change en désir de mort. La beauté de Nathalie Wood fera-t-elle flancher la main de Wayne ? La vengeance lui rongera-t-elle le cœur jusqu'au bout ? L'affection pourra-t-elle resouder des liens détruits dans d'abominables circonstances ? Tout le conflit du film est là. Alors, dans les plaines recouvertes de neige, l'expression d'un visage où des rides se crispent, où des yeux s'écarquillent, parle bien plus que les armes. Les paysages infinis du Far Ouest se teintent d'un peu de psyché, catalysant l'intensité de la tragédie.
samedi 6 février 2010
Dans le dédale des Possibles
2094. Le dernier mortel s'apprête à s'éteindre. Un journaliste s'introduit en douce dans l'hôpital qui lui servira de mouroir, afin d'enregistrer son récit du monde d'avant : celui où l'Homme aimait, vivait, s'abîmait, et puis mourait. Rewind.
Play. Un ange étourdi touche du doigt des enfants à naître pour leur faire oublier le néant d'avant la vie, mais en néglige un. L'enfant se choisit des parents. Rewind.
Play. Un homme se réveille, s'avance pour ouvrir les volets. Sa femme grimace et proteste ; la lumière lui fait mal aux yeux. Il referme les volets, descend préparer le petit-déjeuner de ses enfants, se trompe de nom. Rewind.
Play. Un homme qui ressemble comme deux gouttes d'eau au précédent est affalé dans une chaise longue auprès de sa piscine. Sa femme l'interroge, inquiète. Rewind.
Qui est Nemo Nobody ? Quelle vie a-t-il vécue ? Laquelle a-t-il inventée ? Qu'est-ce qui existe ? Où commence et où finit l'imaginaire ? Autant de questions posées par le nouveau film de Jaco Van Dormael (Toto Le Héros, Le Huitième Jour...), Mr Nobody. Un film un peu schizophrène dans lequel Jared Leto prête son visage à toutes les incarnations d'un être non existant, ce qu'affirme sa propre identité - puisque les termes "Nemo" en grec ancien, et "Nobody" en anglais, ont tous deux strictement la même signification : "Personne"-. Nemo Nobody n'est donc personne, et il a pourtant eu une vie bien remplie. Une vie ou des vies, c'est au choix. Parce que c'est justement de choix qu'il est question, dans ce film aux accents sartriens qui s'ignorent...
"Liberté, j'écris ton nom"...*
C'est sur un quai de gare que tout va se jouer. Un enfant déchiré court après le train qui emporte sa mère, sans savoir s'il veut vraiment réussir à y monter, ou ralentir pour rester vivre avec son père. Un dilemme cornellien pour cet enfant, le jeune Nemo, dont ses parents ont fait un paradoxe : le prisonnier d'un choix impossible. C'est alors que bascule l'univers rationnel : "Lorsque l'on se trouve confronté à un choix impossible, explique le vieux Nemo agonisant en voix-off, la meilleure solution est de ne pas choisir". Chaque choix induira la chute dans une réalité tengente, un autre Possible, où chaque élément évoluera distinctement, aboutira à un autre Destin. C'est ainsi qu'en ne choississant pas, Nemo renonce à sa propre existence, et devient son nom. Car selon les préceptes de la philosophie sartrienne, si "l'existence précéde l'essence", l'Homme ne peut réellement exister et être libre que parce qu'à tout instant, il se choisit. Selon le fondateur de la philosophie existentialiste, en effet, rien ne conditionne l'Homme. Il est libre des choix qui le déterminent, libre de l'orientation qu'il impulse à son existence, et en humaniste affirmé, (L'Existentialisme est un humanisme), Sartre croit suffisamment en l'Être Humain pour admettre comme indiscutable l'idée que l'Homme se choisit sans cesse dans l'idée du Bien. Nemo Nobody n'était pas condamné à n'être personne comme son nom l'indique (le rapport entre les mots et les choses qu'ils dénomment ayant également depuis très longtemps fait l'objet de nombreuses réflexions et spéculations linguistiques) il en a fait le choix, en renonçant de lui-même au choix qui le rendait libre et lui donnait existence... Une telle problématique est vertigineuse, et a de quoi, dans une œuvre cinématographique, fasciner, dérouter, emporter. Du coup, pendant les trois-quarts du film, le spectateur salive, s'accroche aux visages successifs d'un Jared Leto impeccable, se demande comment le réalisateur va s'en sortir, et comment il va dénouer le fil inextricable des Possibles pour nous révéler où commence et où s'achève l'histoire de Nemo Nobody. Hélas, Jaco Van Dormael s'en sort par un ultime rewind, une sorte de pirouette scénaristique qui nuit à tout le reste et renverse une énigme fascinante pour la réduire à l'état de tour de passe-passe. C'est bien beau de vouloir mettre en scène des films mystérieux, empruntant les dédales tortueux des réflexions philosophiques les plus préoccupantes pour l'Homme ; encore faut-il savoir ne pas se perdre dans ses propres labyrinthes ! C'est d'autant plus dommage que le même reproche était applicable l'année dernière à L'Etrange Histoire de Benjamin Button, film-fleuve adapté d'une nouvelle de Francis Scott Fitzgerald qui, outre sa durée interminable, se perdait dans les méandres de sa complexité forcée. Cinéastes inspirés, vous qui partez, une caméra à l'épaule, en qête des secrets de l'âme, de l'esprit ou de la psyché humaine, prenze garde à ne pas oublier votre fil d'Ariane !
_____________________________________________________________
* Merci à Paul Eluard d'avoir déjà écrit plus que je ne saurais dire et dont la poésie permet d'aborder joliment bien des mystères...
Play. Un ange étourdi touche du doigt des enfants à naître pour leur faire oublier le néant d'avant la vie, mais en néglige un. L'enfant se choisit des parents. Rewind.
Play. Un homme se réveille, s'avance pour ouvrir les volets. Sa femme grimace et proteste ; la lumière lui fait mal aux yeux. Il referme les volets, descend préparer le petit-déjeuner de ses enfants, se trompe de nom. Rewind.
Play. Un homme qui ressemble comme deux gouttes d'eau au précédent est affalé dans une chaise longue auprès de sa piscine. Sa femme l'interroge, inquiète. Rewind.
Qui est Nemo Nobody ? Quelle vie a-t-il vécue ? Laquelle a-t-il inventée ? Qu'est-ce qui existe ? Où commence et où finit l'imaginaire ? Autant de questions posées par le nouveau film de Jaco Van Dormael (Toto Le Héros, Le Huitième Jour...), Mr Nobody. Un film un peu schizophrène dans lequel Jared Leto prête son visage à toutes les incarnations d'un être non existant, ce qu'affirme sa propre identité - puisque les termes "Nemo" en grec ancien, et "Nobody" en anglais, ont tous deux strictement la même signification : "Personne"-. Nemo Nobody n'est donc personne, et il a pourtant eu une vie bien remplie. Une vie ou des vies, c'est au choix. Parce que c'est justement de choix qu'il est question, dans ce film aux accents sartriens qui s'ignorent...
"Liberté, j'écris ton nom"...*
C'est sur un quai de gare que tout va se jouer. Un enfant déchiré court après le train qui emporte sa mère, sans savoir s'il veut vraiment réussir à y monter, ou ralentir pour rester vivre avec son père. Un dilemme cornellien pour cet enfant, le jeune Nemo, dont ses parents ont fait un paradoxe : le prisonnier d'un choix impossible. C'est alors que bascule l'univers rationnel : "Lorsque l'on se trouve confronté à un choix impossible, explique le vieux Nemo agonisant en voix-off, la meilleure solution est de ne pas choisir". Chaque choix induira la chute dans une réalité tengente, un autre Possible, où chaque élément évoluera distinctement, aboutira à un autre Destin. C'est ainsi qu'en ne choississant pas, Nemo renonce à sa propre existence, et devient son nom. Car selon les préceptes de la philosophie sartrienne, si "l'existence précéde l'essence", l'Homme ne peut réellement exister et être libre que parce qu'à tout instant, il se choisit. Selon le fondateur de la philosophie existentialiste, en effet, rien ne conditionne l'Homme. Il est libre des choix qui le déterminent, libre de l'orientation qu'il impulse à son existence, et en humaniste affirmé, (L'Existentialisme est un humanisme), Sartre croit suffisamment en l'Être Humain pour admettre comme indiscutable l'idée que l'Homme se choisit sans cesse dans l'idée du Bien. Nemo Nobody n'était pas condamné à n'être personne comme son nom l'indique (le rapport entre les mots et les choses qu'ils dénomment ayant également depuis très longtemps fait l'objet de nombreuses réflexions et spéculations linguistiques) il en a fait le choix, en renonçant de lui-même au choix qui le rendait libre et lui donnait existence... Une telle problématique est vertigineuse, et a de quoi, dans une œuvre cinématographique, fasciner, dérouter, emporter. Du coup, pendant les trois-quarts du film, le spectateur salive, s'accroche aux visages successifs d'un Jared Leto impeccable, se demande comment le réalisateur va s'en sortir, et comment il va dénouer le fil inextricable des Possibles pour nous révéler où commence et où s'achève l'histoire de Nemo Nobody. Hélas, Jaco Van Dormael s'en sort par un ultime rewind, une sorte de pirouette scénaristique qui nuit à tout le reste et renverse une énigme fascinante pour la réduire à l'état de tour de passe-passe. C'est bien beau de vouloir mettre en scène des films mystérieux, empruntant les dédales tortueux des réflexions philosophiques les plus préoccupantes pour l'Homme ; encore faut-il savoir ne pas se perdre dans ses propres labyrinthes ! C'est d'autant plus dommage que le même reproche était applicable l'année dernière à L'Etrange Histoire de Benjamin Button, film-fleuve adapté d'une nouvelle de Francis Scott Fitzgerald qui, outre sa durée interminable, se perdait dans les méandres de sa complexité forcée. Cinéastes inspirés, vous qui partez, une caméra à l'épaule, en qête des secrets de l'âme, de l'esprit ou de la psyché humaine, prenze garde à ne pas oublier votre fil d'Ariane !
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* Merci à Paul Eluard d'avoir déjà écrit plus que je ne saurais dire et dont la poésie permet d'aborder joliment bien des mystères...
lundi 18 janvier 2010
We could be Héros...
Parmi tous les phénomènes qui caractérisent la société contemporaine, il en est un qui me plonge dans la perplexité la plus totale et taraude mon esprit réticent : c'est cette débauche d'égos dévoilés dans toute la grotesquerie de leur nudité pas vraiment édenesque, que l'on nomme "téléréalité".
Un phénomène apparu avec le XXIe siècle pourtant, et en France par le biais d'une émission pseudo-révolutionnaire, diffusée sur M6, "Loft Story". La star en fut Loana, une bimbo péroxydée aux amours tristes, qui suscita l'engouement populaire, puisque, c'est bien connu, "le malheur des uns fait le bonheur des autres". Et dans la mesure où un fléau n'arrive jamais seul, de cette boîte de Pandore surgit également Benjamin Castaldi, comme si le paysage télévisuel n'était pas déjà assez moche...
On écrivit et on jasa beaucoup sur ce nouveau type d'émission. Structure pénitentiaire apparentée au Panopticon de Bentham, révolutionnaire concept scientifique d'observation des moeurs de la jeunesse d'aujourd'hui, voyeurisme éhonté, tout y passa. On fit de Loana et consorts de "nouvelles stars" auxquelles des producteurs avides se donnèrent bien du mal pour rechercher un quelconque talent.
Dix ans après, malgré la persistance des nuisances de même type et de Benjamin Castaldi - dont même la grippe A ne vînt pas à bout, ce qui montre bien la perversité de ce genre de virus -, on croyait la bimbo oubliée, et on ne s'en plaignait pas. C'était sans compter sur la ténacité de ses sbires, bien décidés à nous la resservir au moment où on s'y attendrait le moins, un peu comme les méchants dans toute bonne série Z qui se respecte. Voilà donc qu'il y a deux jours, ma barre d'informations Google attire mon attention sur une info insolite : Loana tiendra bientôt le premier rôle d'un long-métrage intitulé Obsession, qui s'annonce déjà comme un chef-d'œuvre à inscrire au Panthéon du Cinéma. Le pitch est en lui-même alléchant : Loana incarnera "une femme d'affaires dirigeant une agence de call girls et de contre-espionnage [impliquée dans] une guerre sans pitié entre deux multinationales de l'informatique". Dame ! De quoi faire saliver les scénaristes de Barb Wire, avec Pamela Anderson...
L'affaire aurait pu se contenter d'être drôle si l'inspiré producteur qui avait eu l'idée de ce brillant scénario conçu spécifiquement pour sa non moins brillante protégée ne s'était senti obligé d'ajouter qu'après tout elle avait la carrure d'une véritable héroïne de cinéma, "une nouvelle Bardot, une nouvelle Monroe". Ce fut alors que le rire mourut dans ma gorge et que je me mis à ressentir, une fois n'est pas coutume, une légère rancune à l'encontre de ces deux hommes si généralement respectables que sont Andy Warhol et David Bowie.
Le premier de ces deux braves hommes, célèbre artiste et publicitaire albinos eut un jour l'idée pas plus saugrenue que d'habitude de proférer pour nouveau slogan une imbécilité qui malheureusement ferait date : "On a tous droit à un quart d'heure de célébrité". Là-dessus, le second renchérit en chanson "We could be heroes, just for one day" ! Comme quoi, même les plus grands génies ont leurs mauvais jours...
David Bowie - Heroes
envoyé par Alexander_Band. - Regardez plus de clips, en HD !
Absolutely Famous
La quête de ce fameux moment de gloire semble en effet devenue le nouveau mal du siècle. Pourquoi chacun devrait-il être un héros, pour un quart d'heure, une journée, ou un siècle ?
A l'origine , le héros, c'est ce demi-dieu qui, dans la mythologie grecque, conquiert la postérité à défaut de posséder l'immortalité, par ses hauts-faits épiques. Ceux-là, Homère les a pour la plupart chantés : ils ont nom Odysseus, Achille, Thésée, Jason... Dénichant des trésors au bout du monde, séduisant de sublimes femmes, nymphes, déesses, combattant des monstres fabuleux et des créatures fantasmatiques, ils bravèrent les mers, les vents, la terre, les flammes, les dieux et les hommes, acquérant un rayonnement millénaire.
Au Moyen-Age, il y eut le héraut. Simple proclamateur de nouvelles pas toujours bonnes...
Et puis au XXe siècle, l'Amérique inventa le "superheroe", ce défenseur ardent face à tous les périples, capable d'arrêter les balles de son imposant poitrail.
De qui tient le héros d'aujourd'hui ? Le héros est désormais un lieu commun. Le peronnage principal d'une histoire, en est le héros. A-t-il encore besoin d'accomplir un quelconque exploit pour se distinguer en tant que héros ? En d'autres termes, ne s'est-il "blanchi dans les travaux guerriers que pour voir en un jour flétrir tant de lauriers ?"
En fait, le problème est là : si tout le monde peut être un héros, alors le héros n'est plus rien. Car c'est ce qu'il accomplissait qui faisait s'élever le héros, quel qu'il soit, au plus près du divin auquel il aspirait. Spider-Man, sans combinaison, ne protégeant pas la Veuve et l'Orphelin, n'est que Peter Parker ; de même qu'Achille ne devient homérique que dans la folie démesurée de sa fameuse Colère. La raison même d'être du héros, c'est de parvenir à se surpasser pour devenir plus qu'humain. Si l'on n'a plus rien à faire pour devenir héroïque, alors l'héroïsme est mort, cela paraît simple.
Cinéroïque
Le cinéma a-t-il contribué à l'aseptisation du héros ? On pourrait le penser, car s'il est bien un média qui nous en ressort à foison, c'est bien celui-là. En réalité, la situation est plus complexe que ça, car s'il a créé des héros, le cinéma, comme la littérature, a parrallélement créé des mythes qui se sont ancrés dans l'imaginaire populaire, comme Odysseus, Achille et les autres le firent en leurs temps. Dans L'Aiguille Creuse, sa plus célèbre aventure, Arsène Lupin s'écrie devant La Joconde : "A genoux, Bautrelet, toute la femme est devant toi !" Aujourd'hui ceux qui contemplent le visage de Marilyn Monroe ressentent la même chose. Tour à tour fragile, enfant gâtée, femme fatale, délurée, amoureuse, déçue, chacune de ses expressions semble s'être figée en une allégorie de l'éternel féminin. C'est d'ailleurs bien cela qui l'a tué : Marilyn Monroe a été dépossédée d'elle-même, quand le cinéma, en a fait un mythe, et, a fortiori une héroïne.
Et que dire de Bardot, dont on ne peut oublier l'insolente beauté, quand on aimerait tant oublier certains de ses propos ?
Héroïne de cinéma, Loana ? Tout ce qui brille n'est pas or, et il ne sufit pas de blondeur pour être hitchcockienne, la plastique ne suffit pas au charisme. Non Loana, tu n'es pas Marilyn, non tout le monde ne peut pas être un héros. Mon cher David, je te préfère quand, dans la peau de Ziggy, tu chantes la vie sur Mars, très honorable Andy, toi qui contribua à sacraliser Marilyn, je t'aime tant pour tout le reste. Et vous qui écoutez résonner les trompettes de la renommée l'oreille frémissante, en vous demandant fébrilement quand viendra votre heure, lorgnant les strass putrides de la téléréalité, souvenez-vous donc plutôt qu'"A vaincre sans péril, on triomphe sans gloire".
vendredi 4 décembre 2009
Lady sings the blues : Song for Billie
Le journaliste aime les faits. Lorsque j'écris un article ou aide les journalistes de "Ce Soir Ou Jamais" à préparer les dossiers pour l'émission du soir, il me faut écrire droit. Pas de détour par la musique des mots, on ne rigole pas avec l'information. C'est normal et cette contrainte est l'un des éléments qui rendent ce métier passionnant, parce que ça me force à me méfier de la facilité. Je cherche mes phrases, je traque les fioritures, je suis sans pitié pour les fautes et les approximations.
Mais ici dans ce blog, je suis chez moi et je peux tout me permettre. (L'avantage d'être chez soi...)
Aussi, succombons un peu au plaisir de l'écriture digressive...
Or donc, j'étais hier à la MJC Pichon, au concert d'Anna C et les Méchants Garçons. Un groupe pour lequel je fais le maximum de pub possible : Normal, la chanteuse, c'est ma soeur. Outre ses propres compositions, le groupe nous a gratifié de quelques reprises : Ray Charles, Gainsbourg, The Spencer Davis Group... Mais là où les larmes ont failli me gagner, c'est quand Anne a conclu le concert, après les rappels, par Stormy Weather, une chanson de Billie Holiday. C'était traître : Billie me fait toujours fondre. Je l'appelle Billie, parce que c'est ainsi ; les artistes que j'admire, je les appelle par leurs prénoms. Il y a donc notamment, outre Billie, Bob*; John, Paul, George et Ringo**; Joan***...
Mais revenons à Billie. A vrai dire, Billie n'est pas l'auteur de Stormy Weather. Cette petite merveille est dûe à Harold Arlen et Ted Koehler, deux talentueux compositeurs de jazz qui se rencontrent au mythique Cotton Club, à Harlem, pour lequel ils écrivent des succès devenus des standards de 1930 à 1934. Stormy Weather, composé en une demi-heure selon la légende, est au départ destinée à Cab Calloway, mais c'est finalement Ethel Waters - cette même Ethel Waters, que l'on entend si je ne m'abuse, chanter dans un mémorable passage de La Beauté du Monde, le superbe roman de Michel Le Bris dont j'ai déjà parlé ici - qui l'interprète pour la première fois au Cotton Club. Plus tard, Ella Fitzgerald chantera aussi la pluie depuis que son homme l'a quittée. Mais on se souvient avant tout de la version de Billie. Car la voix de Billie a cela de particulier qu'une fois qu'on l'a entendue, on ne peut plus l'oublier. Peu importe que ses morceaux soient signés Gershwin : son talent éclipse tout le reste, l'émotion submerge, dès lors la chanson n'appartient plus à son auteur ; c'est une chanson de Billie Holiday et tous les interprètes qui la suivent ne peuvent faire autre chose qu'une reprise de Billie Holiday.
La Dame aux Gardénias
Pourtant, bien avant que le rock n'en fasse un mode de vie, celle que Lester Young appelle
affectueuse-
ment Lady Day a abîmé
sa voix exceptionnelle
dans la drogue et l'alcool. Une voix qui lui était
venue on
ne sait comment.
Eleonora Fagan était née à Baltimore en 1915 de Sadie Fagan, 19 ans, et de Clarence Holiday, 17 ans. Guitariste de jazz, son père écume les clubs, n'épousera pas sa mère, ne reconnaîtra pas son enfant. A l'époque où nait Eleonora qui n'est pas encore Billie, les États-Unis sont loin de passer pour le pays le plus cool de la planète. Le président américain n'est pas noir. A vrai dire, dans les états du Sud, où Abraham Lincoln n'est pas un personnage historique très aimé, il n'est pas rare de voir un Noir se balancer aux branches d'un arbre. Déco charmante dûe à l'activisme fervent du Ku Kux Klan, qui inspire en 1939 à Lewis Allan un poème dont Billie donnera une interprétation bouleversante - elle-même ne peut généralement le chanter sans pleurer - Strange Fruit.
L'enfance de Billie ressemble à la plus glauque des chansons de blues : son arrière-grand-mère meurt alors qu'elle fait la sieste dans ses bras ; sa mère, qui se prostitue pour subsister, ne peut pas l'élever, Eleonora est donc trimballée de foyer en foyers ; à dix ans, alors qu'elle est chez sa mère et que celle-ci est absente, elle est violée par un voisin ; à treize ans, elle est femme de ménage dans un bordel. Mais à quinze ans, découvrant le jazz à Harlem, elle retrouve son père, et commence à chanter avec lui, prenant le pseudonyme sous lequel on la connait encore.
En 1933, John Hammond (pas celui de Jurassic Park !) la découvre dans un club de Harlem et la fait enregistrer avec Benny Goodman.
Très vite, elle chante avec les plus grands artistes et les plus grands orchestres : Bobby Henderson, Lester "Prez" Young, Duke Ellington, Ben Webster, Teddy Wilson, Count Basie et Artie Shaw, dont tous les musiciens sont blancs ! Cependant, Lady Day ne peut tourner longtemps avec son orchestre, car sa couleur de peau lui interdit les hôtels et restaurants des états du Sud. Peu à peu, l'Amérique tout entière s'entiche de la voix de Billie. Ses cheveux toujours parés de gardénias, elle est grâcieuse et belle. La misère la guette toujours, cependant : elle commence à boire, à fumer de la marijuana. Les années 1940 s'écoulent entre drogue, alcool, mariages ratés, désespoir lorsque la Lady Day apprend le décès de sa mère, et un séjour en prison dû à tous ces excès.
Ce n'est que dans les années 50 qu'elle fait un retour fracassant grâce au label The Verve. Interdite de se produire à New York à cause de ses frasques, elle en profite pour réaliser un vieux rêve : une tournée en Europe, qui l'amène pour deux dates à Paris. Une venue que Boris Vian salue avec chaleur dans ses Chroniques de Jazz. Tentant d'expliquer pourquoi Billie Holiday est incomparable, il écrit :
"On aime ou on n'aime pas la voix de Billie Holiday, mais quand on l'aime, c'est à la façon d'un poison. Ce n'est pas la chanteuse qui vous fiche tout de suite le gros choc imparable dont on ne se remet pas. La voix de Billie, espèce de philtre insinuant, surprend à la première audition. Voix de chatte provocante, inflexions audacieuses, elle frappe par sa flexibilité, sa souplesse animale - une chatte les griffes, rentrées, l'œil mi-clos - ou pour faire une comparaison bougrement plus brillante, une pieuvre. Billie chante comme une pieuvre. Ça n'est pas toujours rassurant d'abord ; mais quand ça vous accroche, ça vous accroche avec huit bras. Et ça ne lâche plus. (D'ailleurs il n'y a pas d'animal plus folâtre et plus câlin que la pieuvre, ainsi qu'en témoignent les films de Cousteau, explorateur sous-marin.)"
En 1956, la Dame aux Gardénias publie ses mémoires, Lady Sings The Blues, dont un film avec Diana Ross sera tiré. Certains détails y sont romancés : il est vrai que son existence a été suffisamment remplie pour alimenter toute une saga...
Mais à la fin des années 1950, Billie, malade depuis déjà longtemps, est rongée par une cyrrhose du foie, une insuffisance rénale qui se transforme bientôt en infection et une congestion pulmonaire. Lorsque Lester Young meurt en 1959, Lady Day est déjà gagnée par la nuit. Elle se consumme et s'éteint le 17 juilet 1959, à l'âge de 44 ans.
L'Art de se Perdre...
Comme beaucoup d'artistes avant ou après elle (Ray Charles, Johnny Cash et nombre de rockeurs à leur suite, sont connus pour avoir sombré face aux mêmes addictions), Billie Holiday s'est perdue dans ce que Baudelaire nommait "les paradis artificiels". Pour autant, faut-il en déduire que la malédiction colle à la peau des artistes ? Robert Johnson avait peut-être vendu son âme au diable pour le talent de la guitare, mais si tel était le cas, il l'avait fait consciemment. Qui pourrait reprocher à Billie d'avoir cherché à s'égarer quand sa vie fut dès son plus jeune âge, si difficile ? Mais, m'objectera-t-on, la musique ne pouvait-elle la sauver ?
J'ai vu récemment un film au cinéma, intitulé Un Soir au Club. Entré par hasard dans un club de jazz, un ancien musicien s'y noyait. Peut-on se perdre dans la musique ? Peut-on se saouler de mélopées et de refrains, jusqu'à s'y engloutir corps et âme ? Sûrement, oui, surtout si l'on a l'âme sensible.
Boris Vian avait bien raison lorsqu'il écrivait que la voix de Billie était un poison. Elle envoûte, contamine, paralyse, et ses effets sont permanents. Voilà pourquoi personne ne parvient à la faire oublier. Bien conscients de s'y perdre, on la réclame encore et encore.
__________________________________________________________________
* Dylan, bien sûr.
** Ai-je vraiment besoin de préciser les noms de famille de ces quatre là ?
*** Baez, que je ne désespère pas de voir enfin en concert un jour...
Mais ici dans ce blog, je suis chez moi et je peux tout me permettre. (L'avantage d'être chez soi...)
Aussi, succombons un peu au plaisir de l'écriture digressive...
Or donc, j'étais hier à la MJC Pichon, au concert d'Anna C et les Méchants Garçons. Un groupe pour lequel je fais le maximum de pub possible : Normal, la chanteuse, c'est ma soeur. Outre ses propres compositions, le groupe nous a gratifié de quelques reprises : Ray Charles, Gainsbourg, The Spencer Davis Group... Mais là où les larmes ont failli me gagner, c'est quand Anne a conclu le concert, après les rappels, par Stormy Weather, une chanson de Billie Holiday. C'était traître : Billie me fait toujours fondre. Je l'appelle Billie, parce que c'est ainsi ; les artistes que j'admire, je les appelle par leurs prénoms. Il y a donc notamment, outre Billie, Bob*; John, Paul, George et Ringo**; Joan***...
Mais revenons à Billie. A vrai dire, Billie n'est pas l'auteur de Stormy Weather. Cette petite merveille est dûe à Harold Arlen et Ted Koehler, deux talentueux compositeurs de jazz qui se rencontrent au mythique Cotton Club, à Harlem, pour lequel ils écrivent des succès devenus des standards de 1930 à 1934. Stormy Weather, composé en une demi-heure selon la légende, est au départ destinée à Cab Calloway, mais c'est finalement Ethel Waters - cette même Ethel Waters, que l'on entend si je ne m'abuse, chanter dans un mémorable passage de La Beauté du Monde, le superbe roman de Michel Le Bris dont j'ai déjà parlé ici - qui l'interprète pour la première fois au Cotton Club. Plus tard, Ella Fitzgerald chantera aussi la pluie depuis que son homme l'a quittée. Mais on se souvient avant tout de la version de Billie. Car la voix de Billie a cela de particulier qu'une fois qu'on l'a entendue, on ne peut plus l'oublier. Peu importe que ses morceaux soient signés Gershwin : son talent éclipse tout le reste, l'émotion submerge, dès lors la chanson n'appartient plus à son auteur ; c'est une chanson de Billie Holiday et tous les interprètes qui la suivent ne peuvent faire autre chose qu'une reprise de Billie Holiday.
La Dame aux Gardénias
Pourtant, bien avant que le rock n'en fasse un mode de vie, celle que Lester Young appelle
affectueuse-
ment Lady Day a abîmé
sa voix exceptionnelle
dans la drogue et l'alcool. Une voix qui lui était
venue on
ne sait comment.
Eleonora Fagan était née à Baltimore en 1915 de Sadie Fagan, 19 ans, et de Clarence Holiday, 17 ans. Guitariste de jazz, son père écume les clubs, n'épousera pas sa mère, ne reconnaîtra pas son enfant. A l'époque où nait Eleonora qui n'est pas encore Billie, les États-Unis sont loin de passer pour le pays le plus cool de la planète. Le président américain n'est pas noir. A vrai dire, dans les états du Sud, où Abraham Lincoln n'est pas un personnage historique très aimé, il n'est pas rare de voir un Noir se balancer aux branches d'un arbre. Déco charmante dûe à l'activisme fervent du Ku Kux Klan, qui inspire en 1939 à Lewis Allan un poème dont Billie donnera une interprétation bouleversante - elle-même ne peut généralement le chanter sans pleurer - Strange Fruit.
L'enfance de Billie ressemble à la plus glauque des chansons de blues : son arrière-grand-mère meurt alors qu'elle fait la sieste dans ses bras ; sa mère, qui se prostitue pour subsister, ne peut pas l'élever, Eleonora est donc trimballée de foyer en foyers ; à dix ans, alors qu'elle est chez sa mère et que celle-ci est absente, elle est violée par un voisin ; à treize ans, elle est femme de ménage dans un bordel. Mais à quinze ans, découvrant le jazz à Harlem, elle retrouve son père, et commence à chanter avec lui, prenant le pseudonyme sous lequel on la connait encore.
En 1933, John Hammond (pas celui de Jurassic Park !) la découvre dans un club de Harlem et la fait enregistrer avec Benny Goodman.
Très vite, elle chante avec les plus grands artistes et les plus grands orchestres : Bobby Henderson, Lester "Prez" Young, Duke Ellington, Ben Webster, Teddy Wilson, Count Basie et Artie Shaw, dont tous les musiciens sont blancs ! Cependant, Lady Day ne peut tourner longtemps avec son orchestre, car sa couleur de peau lui interdit les hôtels et restaurants des états du Sud. Peu à peu, l'Amérique tout entière s'entiche de la voix de Billie. Ses cheveux toujours parés de gardénias, elle est grâcieuse et belle. La misère la guette toujours, cependant : elle commence à boire, à fumer de la marijuana. Les années 1940 s'écoulent entre drogue, alcool, mariages ratés, désespoir lorsque la Lady Day apprend le décès de sa mère, et un séjour en prison dû à tous ces excès.
Ce n'est que dans les années 50 qu'elle fait un retour fracassant grâce au label The Verve. Interdite de se produire à New York à cause de ses frasques, elle en profite pour réaliser un vieux rêve : une tournée en Europe, qui l'amène pour deux dates à Paris. Une venue que Boris Vian salue avec chaleur dans ses Chroniques de Jazz. Tentant d'expliquer pourquoi Billie Holiday est incomparable, il écrit :
"On aime ou on n'aime pas la voix de Billie Holiday, mais quand on l'aime, c'est à la façon d'un poison. Ce n'est pas la chanteuse qui vous fiche tout de suite le gros choc imparable dont on ne se remet pas. La voix de Billie, espèce de philtre insinuant, surprend à la première audition. Voix de chatte provocante, inflexions audacieuses, elle frappe par sa flexibilité, sa souplesse animale - une chatte les griffes, rentrées, l'œil mi-clos - ou pour faire une comparaison bougrement plus brillante, une pieuvre. Billie chante comme une pieuvre. Ça n'est pas toujours rassurant d'abord ; mais quand ça vous accroche, ça vous accroche avec huit bras. Et ça ne lâche plus. (D'ailleurs il n'y a pas d'animal plus folâtre et plus câlin que la pieuvre, ainsi qu'en témoignent les films de Cousteau, explorateur sous-marin.)"
En 1956, la Dame aux Gardénias publie ses mémoires, Lady Sings The Blues, dont un film avec Diana Ross sera tiré. Certains détails y sont romancés : il est vrai que son existence a été suffisamment remplie pour alimenter toute une saga...
Mais à la fin des années 1950, Billie, malade depuis déjà longtemps, est rongée par une cyrrhose du foie, une insuffisance rénale qui se transforme bientôt en infection et une congestion pulmonaire. Lorsque Lester Young meurt en 1959, Lady Day est déjà gagnée par la nuit. Elle se consumme et s'éteint le 17 juilet 1959, à l'âge de 44 ans.
L'Art de se Perdre...
Comme beaucoup d'artistes avant ou après elle (Ray Charles, Johnny Cash et nombre de rockeurs à leur suite, sont connus pour avoir sombré face aux mêmes addictions), Billie Holiday s'est perdue dans ce que Baudelaire nommait "les paradis artificiels". Pour autant, faut-il en déduire que la malédiction colle à la peau des artistes ? Robert Johnson avait peut-être vendu son âme au diable pour le talent de la guitare, mais si tel était le cas, il l'avait fait consciemment. Qui pourrait reprocher à Billie d'avoir cherché à s'égarer quand sa vie fut dès son plus jeune âge, si difficile ? Mais, m'objectera-t-on, la musique ne pouvait-elle la sauver ?
J'ai vu récemment un film au cinéma, intitulé Un Soir au Club. Entré par hasard dans un club de jazz, un ancien musicien s'y noyait. Peut-on se perdre dans la musique ? Peut-on se saouler de mélopées et de refrains, jusqu'à s'y engloutir corps et âme ? Sûrement, oui, surtout si l'on a l'âme sensible.
Boris Vian avait bien raison lorsqu'il écrivait que la voix de Billie était un poison. Elle envoûte, contamine, paralyse, et ses effets sont permanents. Voilà pourquoi personne ne parvient à la faire oublier. Bien conscients de s'y perdre, on la réclame encore et encore.
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* Dylan, bien sûr.
** Ai-je vraiment besoin de préciser les noms de famille de ces quatre là ?
*** Baez, que je ne désespère pas de voir enfin en concert un jour...
vendredi 23 octobre 2009
Marianne James ou L'Homme à Poil
Depuis que je suis stagiaire à la rédaction de "Ce Soir ou Jamais" sur France 3, je vois défiler assez de journaux et de magazines pour comprendre d'un seul regard l'ampleur de la déforestation amazonienne. Car, même si ce n'est pas là la tâche la plus passionnante de toutes celles qu'on me confie, c'est à moi d'aller chaque matin chercher la presse du jour. C'est ainsi qu'un beau matin d'octobre, mes yeux contraints et forcés ont fait une chose jusqu'alors inédite pour eux : ils se sont posés sur la couverture de Gala. Qu'y vis-je ? La réponse tient en un seul mot : rien. Rien ne m'attira l'œil, aucune exergue ne me fit saliver, et je laissai le magazine exposé à sa place sans plus m'en soucier. Pourtant, bientôt, un bruit courut à la rédaction : Marianne James s'exhibait nue en couverture de Gala, et la presse ne parlait plus que de ça ! Soucieuse de ne pas demeurer en reste, je saisis le fameux numéro du magazine en question. Ah oui ! C'est vrai ! Marianne James est à poil. Et soyons honnêtes, on s'en moque éperdument.
Marianne James avait sans doute des intentions très louables : la célèbre cantatrice barrée d' Ultima Récital, et ex-jury de La Nouvelle Star prétend dans l'interview ainsi illustrée militer pour le respect du corps des femmes. Et des femmes rondes en particulier, pour qu'enfin, elles assument leur corps et échappent à la culpabilité qu'essaie de leur imposer la Société qui nous a tous bien eus. Beau projet. Encore faudrait-il pour cela que ladite Marianne James soit vraiment nue.
Car voilà le fond du problème : la photo de couverture, due à Gilles-Marie Zimmermann dénote un réel talent, en cela qu'elle réussit à exposer le corps tout en le désérotisant. On aura beau dire : cette photo est asexuée, de par la pose de la cantatrice, du jeu d'ombre et de lumière, de la mise en scène qui flatte le corps de Marianne James et ne le dénude pas.
Ceci est ton corps
Quel militantisme y a-t-il alors dans la revendication d'une nudité qui ne s'exhibe pas, dans le fait de montrer un corps que rien ne dévoile ? Tu peux aller te rhabiller Marianne, ta démonstration est vaine.
Au reste, la nudité signifie-t-elle encore quelque chose ? Est-elle encore révolutionnaire ? Il y a un siècle et demi, l'Olympia de Manet déclenchait encore les ires. Aujourd'hui, si on la placardait sur les gigantesques panneaux publicitaires du métro, la scandaleuse n'aurait droit, en guise de commentaires qu'à des tags la barbouillant de blagues salaces ou lui faisant déclarer des choses aussi raffinées que "j'aime la bite" ou "je suis une grosse chienne".
Et ce, parce que, des publicités pour des marques de lingerie aux films de tous pays, en passant par les spots pour des détergents, la nudité, essentiellement féminine, est partout.
Mercantilisme ? Ce n'est peut-être pas si simple... L'Histoire du Nu, en Art, est déjà longue.
Contrairement à ce que l'on pourrait croire, c'est d'abord une silhouette ronde et très sexuée qui s'est propagée dans la représentation humaine : des sculptures en terre cuite datant de la Préhistoire représentent la femme dans des proportions opulentes, allusion à sa fécondité, aux mystère des origines et de la création.
Petite Histoire de la Vénusté
Les Égyptiens ensuite, et leurs dieux anthropomorphes figent la représentation dans des proportions plus sveltes et extrêmement codifiées. Enfin vient la statuaire antique, grecque et romaine, qui voue au corps une admiration sacrée. Comme dans le mythe de Pygmalion, le marbre se fait chair et la statue prend vie, à l'instar des dieux prenant forme humaine pour venir aimer les Hommes : les sculptures adoptent des postures plus naturelles, imitent le mouvement avec une telle perfection qu'elles semblent respirer. Les artistes de l'Antiquité en effet, sont ingénieux : ils ont mis au point le principe du contrapposto. Au lieu de se tenir droit comme des I, les statues se balancent d'une hanche sur l'autre...
Le Moyen-Age censure : l'art devient un mode d'expression essentiellement religieux. Le Dieu de la Bible refuse l'idôlatrie et les veaux d'or, il ne peut-être représenté comme n'importe quel Homme. La pudeur gagne le corps du Christ : il ne peut être représenté comme n'importe quel homme.
Et puis vient la Renaissance. Les artistes se disent comme ça que ce qu'ils voient dans le miroir ne ressemble pas trop à ce qu'ils peignent. Et se répand l'humanisme. On ressort des temples les statues oubliées, et en les dépoussiérant, on s'aperçoit qu'elles semblent toujours nous regarder dans les yeux en dépit des siècles écoulés. On se trouble. Dès lors, le nu s'explore à travers l'art. Il devient un sujet conventionnel, soumis à des critères formels et thématiques stricts. Les peintres fréquentent les filles de mauvaise vie pour en faire leurs modèles, et si l'on loue leur talent, on blâme leur débauche. Ainsi Raffaelo Di Sanzio, plus connu sous le nom de Raphaël donne aux prostituées habillées des allures de madone. Pour l'époque, c'est le comble de la subversion.
Contrainte, la représentation du Nu ne parvient à retrouver sa sensualité que lorsque les artistes (par la suite souvent maudits) en détournent les codes. La Grande Odalisque, risée des Romantiques (puisque c'est une œuvre néoclassique, et par conséquent peu révolutionnaire), fera tout de même parler d'elle en raison de ses côtes en trop.
Avançons encore dans le Temps. Avec Les Demoiselles d'Avignon, qui montre les professionnelles nubiles d'un bordel, Picasso parvient encore à choquer.
Le Corps en Lumières
Puis les corps envahissent un nouvel art qui se glisse peu à peu dans le quotidien : la belle invention des frères Lumières, que Fanny Ardant désigne régulièrement aux Césars comme "le Cinémââa". Ils sont aux tout débuts, relativement habillés, mais muets. Puis ils parlent, se faisant de plus en plus présents, mais le code Hays sévit alors, leur refusant l'autorisation de se montrer. Les années 1960, contestataires, jeunes, révoltées le libèrent enfin, les années 1970 l'érotisent, les années 1980 le sexualisent.
Peu à peu se répand l'idée que la nudité fait vendre, ce pourquoi on nous en sature la vision. Mais c'est principalement le corps de la femme qu'on nous sert ainsi, accompagné du culte de la minceur : autrefois le corps gras était un indice de réussite sociale. Aujourd'hui on nous rabâche que manger, c'est mauvais pour la santé. L'obésité nous guette, il faut donc s'évertuer d'être le plus athlétique possible, quitte à provoquer la dérive inverse, l'anorexie.
A force de nous en imposer la vision constante, esthétisée au possible, le corps féminin tel qu'exposé semble perdre de sa valeur nubile. Il a basculé dans l'irréalité avec ces top-models qu'on érige en incarnations de la beauté : on le dit et on le répète, ces filles ne sont pas réelles. Alors leurs corps non plus.
Pourtant, à l'idée d'exposer l'homme à poil, on est plus réticent. Le corps masculin est moins lisse, ses aspérités nous gênent aux entournures. Un homme nu, c'est déjà plus subversif. Peut-être parce que c'est un corps sexué de façon plus évidente ?
De 1976 à 1981, en Irlande du Nord, les prisonniers républicains (essentiellement des activistes de l'IRA et de l'INLA), eurent l'idée d'utiliser leur corps comme instrument de résistance dans les sombres cachots de Long Kesh. Refusant l'uniforme des prisonniers de droit commun, qui les réduisait au rang de simples criminels, et non de militants politiques, ils "prirent la couverture", c'est-à-dire qu'ils vécurent nus, sous leur mince couverture. Ce fut la Blanket Protest. Mais les médias se turent. Alors ils s'infligèrent pire : la grève de l'hygiène. Des institutions humanitaires commencèrent à s'alarmer de leur situation déplorable. Mais la Grande-Bretagne répondit que c'était leur faute. Pour briser le mur du silence, ils firent le sacrifice ultime : la grève de la faim. Hardis, donc, jusqu'à la mort. A l'instar de Bobby Sands, leur leader, le premier à y laisser sa peau. Littéralement. Les images de ces jeunes Irlandais, acharnés, fit le tour de la planète. Ils moururent peu à peu, mais l'Histoire nous enseigne qu'ils gagnèrent leur combat. L'Horreur de ces corps décharnés devînt l'emblème de la guerre civile qui se déroulait en plein coeur de l'Europe et motiva l'intervention de l'ONU, des plus hautes instances.
La nudité alors peut encore choquer, oui. Mais pas la nudité esthétisante, de corps jeunes ou vieux, minces ou gonflés, bien mis en scène et en lumière. Le corps révolté, c'est le corps souffrant, la chair blessée de Bobby Sands incarné par Michaël Fassbender dans Hunger, le magnifique film de Steve MacQueen. Ou un corps masculin qui s'exposerait décomplexé et sexué. L'Homme, pour retrouver l'expressivité de sa nudité, doit mettre l'homme à poil, dans sa chair, ou sur une chaire.
Alors je suis navrée, Marianne : mais malgré tes beaux discours, tu ne guides pas les peuples vers leur libération corporelle. Tu peux bien le clamer haut et fort, ton flambeau s'est éteint.
Marianne James avait sans doute des intentions très louables : la célèbre cantatrice barrée d' Ultima Récital, et ex-jury de La Nouvelle Star prétend dans l'interview ainsi illustrée militer pour le respect du corps des femmes. Et des femmes rondes en particulier, pour qu'enfin, elles assument leur corps et échappent à la culpabilité qu'essaie de leur imposer la Société qui nous a tous bien eus. Beau projet. Encore faudrait-il pour cela que ladite Marianne James soit vraiment nue.
Car voilà le fond du problème : la photo de couverture, due à Gilles-Marie Zimmermann dénote un réel talent, en cela qu'elle réussit à exposer le corps tout en le désérotisant. On aura beau dire : cette photo est asexuée, de par la pose de la cantatrice, du jeu d'ombre et de lumière, de la mise en scène qui flatte le corps de Marianne James et ne le dénude pas.
Ceci est ton corps
Quel militantisme y a-t-il alors dans la revendication d'une nudité qui ne s'exhibe pas, dans le fait de montrer un corps que rien ne dévoile ? Tu peux aller te rhabiller Marianne, ta démonstration est vaine.
Au reste, la nudité signifie-t-elle encore quelque chose ? Est-elle encore révolutionnaire ? Il y a un siècle et demi, l'Olympia de Manet déclenchait encore les ires. Aujourd'hui, si on la placardait sur les gigantesques panneaux publicitaires du métro, la scandaleuse n'aurait droit, en guise de commentaires qu'à des tags la barbouillant de blagues salaces ou lui faisant déclarer des choses aussi raffinées que "j'aime la bite" ou "je suis une grosse chienne".
Et ce, parce que, des publicités pour des marques de lingerie aux films de tous pays, en passant par les spots pour des détergents, la nudité, essentiellement féminine, est partout.
Mercantilisme ? Ce n'est peut-être pas si simple... L'Histoire du Nu, en Art, est déjà longue.
Contrairement à ce que l'on pourrait croire, c'est d'abord une silhouette ronde et très sexuée qui s'est propagée dans la représentation humaine : des sculptures en terre cuite datant de la Préhistoire représentent la femme dans des proportions opulentes, allusion à sa fécondité, aux mystère des origines et de la création.
Petite Histoire de la Vénusté
Les Égyptiens ensuite, et leurs dieux anthropomorphes figent la représentation dans des proportions plus sveltes et extrêmement codifiées. Enfin vient la statuaire antique, grecque et romaine, qui voue au corps une admiration sacrée. Comme dans le mythe de Pygmalion, le marbre se fait chair et la statue prend vie, à l'instar des dieux prenant forme humaine pour venir aimer les Hommes : les sculptures adoptent des postures plus naturelles, imitent le mouvement avec une telle perfection qu'elles semblent respirer. Les artistes de l'Antiquité en effet, sont ingénieux : ils ont mis au point le principe du contrapposto. Au lieu de se tenir droit comme des I, les statues se balancent d'une hanche sur l'autre...
Le Moyen-Age censure : l'art devient un mode d'expression essentiellement religieux. Le Dieu de la Bible refuse l'idôlatrie et les veaux d'or, il ne peut-être représenté comme n'importe quel Homme. La pudeur gagne le corps du Christ : il ne peut être représenté comme n'importe quel homme.
Et puis vient la Renaissance. Les artistes se disent comme ça que ce qu'ils voient dans le miroir ne ressemble pas trop à ce qu'ils peignent. Et se répand l'humanisme. On ressort des temples les statues oubliées, et en les dépoussiérant, on s'aperçoit qu'elles semblent toujours nous regarder dans les yeux en dépit des siècles écoulés. On se trouble. Dès lors, le nu s'explore à travers l'art. Il devient un sujet conventionnel, soumis à des critères formels et thématiques stricts. Les peintres fréquentent les filles de mauvaise vie pour en faire leurs modèles, et si l'on loue leur talent, on blâme leur débauche. Ainsi Raffaelo Di Sanzio, plus connu sous le nom de Raphaël donne aux prostituées habillées des allures de madone. Pour l'époque, c'est le comble de la subversion.
Contrainte, la représentation du Nu ne parvient à retrouver sa sensualité que lorsque les artistes (par la suite souvent maudits) en détournent les codes. La Grande Odalisque, risée des Romantiques (puisque c'est une œuvre néoclassique, et par conséquent peu révolutionnaire), fera tout de même parler d'elle en raison de ses côtes en trop.
Avançons encore dans le Temps. Avec Les Demoiselles d'Avignon, qui montre les professionnelles nubiles d'un bordel, Picasso parvient encore à choquer.
Le Corps en Lumières
Puis les corps envahissent un nouvel art qui se glisse peu à peu dans le quotidien : la belle invention des frères Lumières, que Fanny Ardant désigne régulièrement aux Césars comme "le Cinémââa". Ils sont aux tout débuts, relativement habillés, mais muets. Puis ils parlent, se faisant de plus en plus présents, mais le code Hays sévit alors, leur refusant l'autorisation de se montrer. Les années 1960, contestataires, jeunes, révoltées le libèrent enfin, les années 1970 l'érotisent, les années 1980 le sexualisent.
Peu à peu se répand l'idée que la nudité fait vendre, ce pourquoi on nous en sature la vision. Mais c'est principalement le corps de la femme qu'on nous sert ainsi, accompagné du culte de la minceur : autrefois le corps gras était un indice de réussite sociale. Aujourd'hui on nous rabâche que manger, c'est mauvais pour la santé. L'obésité nous guette, il faut donc s'évertuer d'être le plus athlétique possible, quitte à provoquer la dérive inverse, l'anorexie.
A force de nous en imposer la vision constante, esthétisée au possible, le corps féminin tel qu'exposé semble perdre de sa valeur nubile. Il a basculé dans l'irréalité avec ces top-models qu'on érige en incarnations de la beauté : on le dit et on le répète, ces filles ne sont pas réelles. Alors leurs corps non plus.
Pourtant, à l'idée d'exposer l'homme à poil, on est plus réticent. Le corps masculin est moins lisse, ses aspérités nous gênent aux entournures. Un homme nu, c'est déjà plus subversif. Peut-être parce que c'est un corps sexué de façon plus évidente ?
De 1976 à 1981, en Irlande du Nord, les prisonniers républicains (essentiellement des activistes de l'IRA et de l'INLA), eurent l'idée d'utiliser leur corps comme instrument de résistance dans les sombres cachots de Long Kesh. Refusant l'uniforme des prisonniers de droit commun, qui les réduisait au rang de simples criminels, et non de militants politiques, ils "prirent la couverture", c'est-à-dire qu'ils vécurent nus, sous leur mince couverture. Ce fut la Blanket Protest. Mais les médias se turent. Alors ils s'infligèrent pire : la grève de l'hygiène. Des institutions humanitaires commencèrent à s'alarmer de leur situation déplorable. Mais la Grande-Bretagne répondit que c'était leur faute. Pour briser le mur du silence, ils firent le sacrifice ultime : la grève de la faim. Hardis, donc, jusqu'à la mort. A l'instar de Bobby Sands, leur leader, le premier à y laisser sa peau. Littéralement. Les images de ces jeunes Irlandais, acharnés, fit le tour de la planète. Ils moururent peu à peu, mais l'Histoire nous enseigne qu'ils gagnèrent leur combat. L'Horreur de ces corps décharnés devînt l'emblème de la guerre civile qui se déroulait en plein coeur de l'Europe et motiva l'intervention de l'ONU, des plus hautes instances.
La nudité alors peut encore choquer, oui. Mais pas la nudité esthétisante, de corps jeunes ou vieux, minces ou gonflés, bien mis en scène et en lumière. Le corps révolté, c'est le corps souffrant, la chair blessée de Bobby Sands incarné par Michaël Fassbender dans Hunger, le magnifique film de Steve MacQueen. Ou un corps masculin qui s'exposerait décomplexé et sexué. L'Homme, pour retrouver l'expressivité de sa nudité, doit mettre l'homme à poil, dans sa chair, ou sur une chaire.
Alors je suis navrée, Marianne : mais malgré tes beaux discours, tu ne guides pas les peuples vers leur libération corporelle. Tu peux bien le clamer haut et fort, ton flambeau s'est éteint.
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